24 décembre 2008

Artefactory

Prolongée jusqu’au 25 janvier 2009, l’exposition «Massive Centrale», présentée depuis cet été au Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière, signe la lumineuse réapparition de l’artiste Hubert Duprat.

Pouvait-il être meilleur endroit que le Centre international d’art et du paysage de Vassivière pour accueillir la premre exposition monographique d’Hubert Duprat au sein d’une institution française depuis dix ans ? Spécifiquement construite en 1991 pour le projet du Centre d’art, la bâtisse conçue par l’architecte italien Aldo Rossi, composée de deux éléments distincts – un long bâtiment en forme d’acqueduc et un phare –, siège à 700 mètres d’altitude, au beau milieu d’un lac de 1000 hectares. Soit la possibilité d’un centre d’art, sur une île, née de la mise en eau de Vassivière en décembre 1949, après construction d’un barrage: quelques maisons ont été noyées, flottant aujourd’hui dans l’imaginaire du lieu, et l’île, d’une superficie de 70 hectares que recouvre une forêt abritant le Parc de sculptures rattaché au Centre, a émergé, artefact plus vrai que nature. Or la relation dialogique entre ces deux vents contraires que sont la nature et l’artifice constitue l’un des éléments fondamentaux de l’œuvre d’Hubert Duprat depuis ses débuts dans les années 1980. De même que l’île ne cache pas son barrage – que la bâtisse même du Centre d’art, dans l’une de ses salles, encadre au moyen d’une minuscule lucarne montrant cet élément qui en constitue en quelque sorte l’origine –, Duprat met un point d’honneur à révéler les secrets de fabrication de ses œuvres en laissant soigneusement apparaître les traces des manœuvres qui les ont engendrées, sans pour autant en désamorcer la dimension bien souvent prodigieuse. L’on pourrait même pousser l'analogie qui existe entre l’œuvre de Duprat et le lieu de sa réapparition jusqu’à apprécier le caractère particulièrement insulaire de l’artiste lui-même.

Vivant dans le sud de la France, au (grand) large des terres parisiennes de l’art, Hubert Duprat, né en 1957, enseignant, cultive depuis longtemps, à la manière d’un Maurice Blanchot , un sens aigu de la discrétion, à l’extrême limite de la disparition. À l’écart, il n’en demeure pas moins un artiste à part entière dont la rareté n’a de cesse d’accroître la valeur, et dont la lenteur et la relative invisibilité pourraient évoquer celles du processus naturel de sédimentation. À rebours d'un mainstream artistique, Duprat, et cette exposition le prouve, semble pourtant affectionner ce qui brille… Mais c’est empreinte de cette magie de l’alchimie propre à la création que son œuvre sait attirer l’œil. «Changer la boue en or», c’est presque littéralement ce que fit l’artiste dès les années 1980 dans un projet dont le succès mérité allait occulter quelque peu le reste de sa production: aux matériaux naturels d’usage servant aux phryganes, les larves aquatiques de Trichoptères, à confectionner leur cocon, il substitua des paillettes d’or, de turquoise et autres pierres précieuses devenues la nouvelle et reluisante matière de leur fourreau.
Si les œuvres de Duprat, pourtant volontiers minimalistes, nous en mettent ici plein les yeux, c’est que les matériaux qui les composent jouent avec les rais de lumière naturelle s’immiscant à l’intérieur du lieu, introduisant ainsi une
dimension cinétique – puisque la lumière apparaît, se déplace et disparaît – en même temps qu’une certaine temporalité au sein d’un ensemble d’œuvres que caractérise l’immobilité dans l’espace comme dans le temps. Autour des œuvres de Duprat, on tourne, comme on fait le tour d’une île, se demandant en premier lieu par quelle rive choisira-t-on de les aborder. Des matériaux les plus précieux comme de ceux les plus humbles, industriels ou naturels, l’artiste a largement fait l’expérience à travers son œuvre. Ce sont les minéraux qui constituent ici la matière première, voire primitive, de ses pièces, exception faite de l’imposant bloc de pâte à modeler blanc et informe obstruant une partie de la perspective de la nef du centre d’art. Les structures minérales deviennent alors les pierres d’édifices plus ou moins complexes dont l’artiste, en architecte, a, comme à son habitude, délégué la confection à des mains expertes, dans une même volonté de distanciation par rapport au savoir-faire et de son développement. Du simple tas composé de plusieurs tonnes de magnétite naturellement aimantée à la tour de calcite optique, un minéral très pur ayant la particularité de diffracter la lumière en deux rayons, en passant par un cylindre réalisé en pyrite, pierre qui se caractérise notamment par la forme parallélépipédique de ses cristaux et la production d’acide sulfurique, les formes se suivent et ne se ressemblent pas.













Entre objets, sculptures et micro architectures, ces constructions révèlent une pratique fondamentale de l’art de Duprat qui réside dans l’assemblage. Une autre œuvre, posée au sol et évoquant quelque structure diamantaire, consiste en un bloc de plâtre anguleux truffé de cônes de laiton dont le sectionnement aléatoire généré par la découpe de la matière crée une multitude de formes géométriques. C’est là une autre technique à laquelle l’artiste a recours depuis fort longtemps, à savoir l’incrustation, à l’œuvre notamment dans la série «Marqueterie» (1986-1988), un
ensemble de plaques de contreplaqué peint et serti variablement d’ébène, de nacre ou bien encore d’écailles de tortue. On pourrait citer aussi à cet égard la somptueuse série «Coupé-Cloué» (1991-1994), tronçons de bois recouverts de milliers de clous en laiton, ou bien l’œuvre Sans titre, réalisée en 1992, un mur de plâtre littéralement mitraillé de balles en plomb, fichées dans la masse.

Cette dernière pièce révèle une certaine dualité opérant dans plusieurs œuvres de Duprat entre poésie et violence, à l’instar de la série des «Cassé-Collé» (1991-1994) consistant en un ensemble de blocs de pierre mis en pièces puis grossièrement reconstitués jusqu’à recouvrer leur forme d’origine. La séparation, sinon la destruction, et la (re)composition sont des procédés inhérents à l’œuvre complexe de l’artiste. C’est peut être davantage à une décomposition que l’on songe à la découverte de l’œuvre qu’accueille la salle des études: si les sept formes cylindriques en résine, variablement courbées et posées au sol en équilibre, évoquent dans un premier temps par leurs extrémités métalliques dentelées et leur apparente flexibilité autant de churros démesurés, leur blancheur et leur disposition en enfilade renvoient à un ensemble d’ossements non identifiés qui pourrait trôner dans quelque musée de sciences naturelles, auxquelles n’est pas étrangère l’œuvre de l’artiste…













Duprat, qui à ses débuts réalisa une importante série de photos prises au sténopé intitulée L’Atelier ou la montée des
images (1983-1985), achève le parcours de son exposition en décidant – ironiquement? – de nous faire lever les yeux au ciel, comme pour renverser le regard… Dans l’ultime salle de la bâtisse principale du centre d’art, un faux plafond a été recouvert de mica noir sur toute sa surface, le recouvrement étant une autre des techniques de prédilection de l’artiste. Une évocation explicite à une voûte constituée de plaques de miroirs cernées de plâtre – ici remplacé par de la pâte à modeler blanche où viennent s’imprimer des traces de doigts – réalisée au château de Stupinigi près de Turin par l’architecte Filippo Juvarra, qui vient souligner un certain penchant naturel chez Duprat pour le baroque.

Mais c’est à l’intérieur du phare, qui s’érige et signale l’île et son Centre en même temps qu’il offre un point de vue imparable sur le milieu qui l’entoure, que culmine l’acmé de l’exposition «Massive Centrale»: faite de l’assemblage de milliers de tronçons de tubes de PVC de taille variable, une voûte alvéolaire, dont la circonférence épouse parfaitement les courbes de l’édifice, s’élève à quelques mètres au dessus de notre tête. Monumentale et légère, variablement opaque et transparente, cette surface, criblée de bulles, filtre la lumière zénithale provenant du sommet du phare, feignant de nous immerger dans une eau néanmoins respirable.












À la lumière de cette œuvre magistrale, Hubert Duprat nous rappelle sans nulle grandiloquence, privilégiant l’éblouissant au clinquant, que le grand art est, avant toute chose, affaire de temps. Celui de la réflexion, de la patience, de la maturation et de la construction. En cette «hétérotopie» qu’incarne tant par sa topographie que par sa spécificité le Centre d’art et du paysage de l’île de Vassivière, son œuvre résonne. Comme si, de par son artificielle nature, le lieu, mué en une véritable fabrique d’artefacts, avait lui-même engendré, d’après les plans de l’artiste bâtisseur, les précieuses pierres dont il constitue l’écrin…

Article publié dans le dernier n° de Particules, disponible dans toutes les bonnes galeries...

Lien:
Centre international d'art et du paysage de l'île de Vassivière

2 décembre 2008

La critique à la dérive


La critique a beaucoup
fait parler d'elle ces derniers temps. Le débat, qui est loin d'être nouveau et continue de porter sur la définition de la critique et ses missions éventuelles, s'inquiète surtout depuis un certain nombre d'années de savoir où elle est passée...













Pas évident de parler de la critique lorsque l'on est soi même impliqué dans cette discipline, si tant est qu'elle en soit véritablement une et que les activités auxquelles elle se réfère méritent cette appellation qui, par sa
tendance à échapper à toute définition définitive, pose question et va même jusqu'à provoquer certains cas de conscience...
À partir de quand est-il légitime de se qualifier de "critique d'art" ? Si elles se révèlent nécessaires, les activités menées, renvoyant à différents régimes de textes (articles, textes descriptifs et/ou analytiques, notices...) et supports et/ou commanditaires (catalogues d'exposition, monographies d'artistes, journaux, magazines et revues spécialisés ou généralistes, lieux d'art, et même blogs...), suffisent-elles à s'arroger le droit de se présenter et ainsi de se définir comme tel ?

Si l'on peut considérer que la critique d'art consiste littéralement à écrire sur l'art ou plus largement à le commenter, cette notion floue semble malgré tout charrier un ensemble de critères – références, argumentaire, ... – rendant l'exercice plus complexe et exigeant qu'il n'y paraitrait au premier abord. Je me répétrai en disant que, si la critique est forcément subjective, elle doit à mon sens s'accompagner d'une certaine distanciation de quelque avis ou intérêts strictement personnels pour, au contraire, mettre en valeur son sujet. Cela n'exclut pas obligatoirement l'usage du "je" mais ce dernier a tout intérêt à jouer en mode mineur. Un "je" en sourdine, un moi enseveli sous l'écriture qui se laisse à peine deviner quand bien même l'opinion d'un auteur peut se révéler limpide
à travers un texte.

Aux mauvaises langues, vite stigmatisées, voire bannies, on – la presse d'une façon générale – préfèrera le plus souvent des langues caressantes, lécheuses, lisses, dépourvues de toute écart verbal. Il ne s'agit pas d'aplanir ses propos pour les rendre passe partout et espérer ainsi les refourguer plus facilement. S'il ne s'agit pas non plus de monter au créneau à tout va, afficher à bon escient un certain esprit critique est a priori ce que l'on attend de celui qui, en positif ou en négatif, est censé prendre position, faire des choix, ce qui de façon plus ou moins explicite implique une part inévitable d'exclusion.

De la même façon que le pouvoir et ses relais, médiatique notamment, tendent à phagocyter les esprits rebelles – les "gens" ont bien trop de préoccupations (à la fois en terme de soucis et de choses à faire et à penser) pour songer à quelque révolution manifeste quelle qu'elle soit –, la précarité qui prévaut dans le champ de la critique – les places sont rares et chères et les textes généralement mal payés, ce qui laisse à penser à juste titre que vivre de la critique d'art relève du défi ! – incite ceux qui ne jouissent pas d'une autorité suffisante dans ce domaine à rester dans le troupeau — ce que n'hésitent pas non plus à faire un certain nombre de "personnalités" en place dans ce même domaine –, de peur de payer leur liberté au prix fort en devenant des brebis galeuses...

Aussi, en critique comme ailleurs, l'autocensure est bien souvent de mise. On en pense pas moins, mais moins on en dit mieux c'est, moins on fait de vagues plus on a de chance de garder la tête hors de l'eau.
Cette théorie est loin d'être un mythe, et la crainte qu'elle suscite fait progressivement son œuvre et assène les contraintes.
Peut-être est-il préférable,
quitte à goûter au plaisir solitaire de la dérive, de se laisser voguer sur ses propres flots, poussé par un vent de liberté, plutôt que de surfer sur un mainstream idéologique qui menace de nous assécher pour mieux nous couler (dans la masse).

* Voir entre autres sur ce blog : ici et .
Voir aussi quelques posts récents sur le blog de Magali Lesauvage.
Et surtout lire le dossier "La critique est morte? Vive la critique!" dans Mouvement (n° 49), l'article de Gaël Charbau, "Est-il interdit de juger dans le milieu de l'art?" dans Particules (n° 21).

Image:
Réplique, de Bertrand Lamarche. Installation visible à l'occasion de l'exposition personnelle de l'artiste, "The Funnel", présentée au Centre d'art La Galerie à Noisy-Le-Sec du 6 décembre au 7 février.

26 octobre 2008

Félicité


Ils étaient 8: Julien Discrit, Cyprien Gaillard, Emmanuelle Lainé, Raphaël Zarka, Abraham Poincheval & Laurent Tixador, Lili Reynaud-Dewar, Gyan Panchal et Camille Henrot. Huit jeunes artistes, et pas des moindres, à concourir pour le Prix Ricard 2008.

Le vainqueur était désigné vendredi soir, juste avant le fameux Bal jaune, organisé chaque année à cette occasion par la Fondation d'entreprise Ricard, laquelle accueille par ailleurs depuis le 10 octobre et jusqu'au 22 novembre prochain, l'exposition La Consistance du visible, proposée par le commissaire et critique d'art Nicolas Bourriaud à l'occasion du 10e anniversaire du Prix Ricard.













And the winner is... Raphaël Zarka qui, fort d'un succès croissant cette année, doit en ce moment même prendre la mesure de ce que ce prix va encore lui apporter...

À commencer par la présence d'une de ses œuvres dans les collections permanentes du Centre Pompidou. Pas de quoi rire jaune donc...

Photo:
Carton d'invitation de l'exposition "Ratiocination", présentée à la Galerie Michel Rein du 24 mai au 21 juin 2008: Raphaël Zarka mesurant un brise lame reprenant exactement la forme du rhombicuboctaèdre illustré dans le traité de Luca Pacioli Divine Proportione, publié en 1509 à Venise.

17 octobre 2008

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GRÉGOIRE BERGERET : ACTIONS / RÉACTIONS


Du 12 juin au 26 juillet dernier, la galerie Claudine Papillon présentait la première exposition personnelle de Grégoire Bergeret, «Ne rien faire, mais que rien ne soit pas fait». L’artiste y dévoilait un ensemble d’œuvres empreintes de Minimalisme et d’Arte povera, basées sur des processus mêlant artisanat et expérimentations.

Dans la sacrosainte famille des «artistes de moins de 30 ans», je demande Grégoire Bergeret. L’expérimentation se trouve au cœur des travaux pratiques de cet artiste né en 1980 et diplômé de l’École d’art d’Annecy en 2005, qui mérite bien qu’on le qualifie, au premier degré bien entendu, de manipulateur. Scanner une tranche de jambon, enseigner la géométrie à un chat par le biais du tennis, piper un dé pour faire sept à chaque coup ou encore fabriquer des cheveux de cire constituent quelques-unes des nombreuses, car quotidiennes, micro expériences ludiques et absurdes auxquelles il se livre dans son atelier bruxellois, et qui nourrissent son œuvre intégrant un ensemble de processus low-tech plus ou moins complexes. La transformation, qui induit une part de hasard, permet bien souvent de souligner le décalage qu’il peut y avoir entre une action et son résultat. Voire entre l’idée d’une action et l’action réellement menée. C’est à cette distorsion – phénomène devenu courant au sein de notre société de l’information et de la communication où la réalité se trouve absorbée par une masse prodigieuse d’informations et apparaît bien souvent déformée – que l’œuvre de Bergeret s’astreint, sans trop savoir où cela la mènera – sinon, à quoi bon l’expérience ? –, sondant ainsi ce qu’il reste du réel à travers ce qui en est rapporté. En 2007, l’artiste conçoit Le Magnétisme des repères, un projet de papier peint sur lequel s’inscrit sur fond blanc une trame régulière de grillage, déformée par l’effet d’un double champ magnétique simulé par un programme informatique et reprise manuellement. En 2005, il se livre à une série de tentatives de partie de jambes en l’air consistant à effectuer un coulage automorphique en plâtre dans une paire de collants, dont naîtront finalement Les Jambes en l’air – car présentées la «tête» en bas – absolument infidèles à leur modèle.

Le jeu – de mots notamment –, inhérent à la pratique de Grégoire Bergeret, ne doit pas occulter la violence, toujours contenue, que relatent nombre de ses œuvres, principalement à travers le motif omniprésent de l’explosion. Dans No Pictures available (2007-2008), l’artiste réalise sur ordinateur des images d’explosion en distribuant manuellement sur une surface vide chaque pixel selon l’intensité du feu, partant du cœur de l’impact vers la périphérie. Cela donne de grands tableaux de papier blanc plastifié puis contrecollé sur aluminium, dont il faut s’approcher de très près pour pouvoir distinguer les minuscules particules noires qui les ponctuent. Également présentée à la galerie Claudine Papillon cet été, Hole in the Head, l’une des dernières pièces conçues par l’artiste, montre un miroir brisé par l’impact qu’aurait provoqué quelque projectile mortel. Dans Impact (2006) justement, il pose sur une vitre des dizaines de morceaux de scotch transparent passant tous par le même point, créant ainsi l’illusion d’un cercle de verre fissuré par l’impact d’une balle perdue situé en son centre. L’œuvre Fleur de mort (2008), qui représente une fleur incarnée par un obus, témoigne parfaitement de la dimension métaphorique et poétique de l’art de Bergeret, et de la fragilité qu’il oppose à la violence à travers plusieurs pièces, à l’instar de La Robe (2006), précaire chapiteau réalisé en feuilles de papier à rouler, ou de Che Fare (2006), écriture tridimensionnelle et filandreuse obtenue au pistolet à colle chaude.
Force est de constater que l’artiste se plaît à (se) jouer des matériaux, des instruments et des médiums, détournant leurs propriétés, fonctions, usages et autres règles de bienséance. Présentée telle un tableau, l’œuvre Tir suspendu (2006) est une plaque d’aluminium d’un mètre sur un mètre. Les petites bosses qui la boursouflent en son centre ne sont autres que les multiples impacts provoqués par le tir d’un fusil de chasse, effectué à une distance telle que les balles n’ont pas percé la plaque, mais sont venues graver dans la matière leur violent souvenir…

Tels les possibles résidus d’une brutale explosion qui de son souffle aurait fait le vide autour d’elle, de curieuses boules noires jonchaient une partie du sol de la galerie Claudine Papillon (Retour vers le futur, 2007): en réalité, des agrumes de taille variable, carbonisés, apparaissant comme autant de vestiges d’un futur à venir. Sombre. Si l’artiste a ici accéléré la transformation de ces fruits autrefois colorés en les soumettant à la température très élevée d’un four, la mise en œuvre peut aussi s’avérer longue et laborieuse. Pour concevoir Ad plures ire (2007), il a procédé au démontage puis à l’enroulement manuel simultané de cinq bandes de cassettes vidéo. Formant un tondo noir des plus abstraits, l’œuvre, entre tableau et sculpture, induit un nouveau mode de lecture de l’image et évoque ainsi la dématérialisation galopante des supports de l’information et leur obsolescence progressive au gré des innovations technologiques.

Grégoire Bergeret a visé juste. La force critique de ses œuvres, que l’on pourrait envisager comme des bombes à retardement, provient de la distance, bonne, qu’elles entretiennent avec le propos qu’elles incarnent et dénoncent. L’artiste parvient, avec finesse et simplicité, à construire une œuvre hétérogène aussi minimaliste que percutante qui déroute notre perception de l’image et du réel, brouillé par une série d’interférences et dont l’identification ne va pas de soi. Ce que pourrait résumer à elle-seule la photographie Au fil de l’eau (2007), montrant l’extrémité d’un doigt posée sur un filet d’eau coulant d’un robinet…

Article paru dans le n° d'octobre-novembre de la revue Particules, disponible dans toutes les bonnes galeries...

Visuels:
Tir suspendu, 2006, Courtesy Galerie Claudine Papillon.
Fleur de mort, 2008,
Courtesy Galerie Claudine Papillon.
Ad plures ire, 2007,
Courtesy Galerie Claudine Papillon.
Au fil de l'eau, 2007, Courtesy Galerie Claudine Papillon.

29 avril 2008

Écoutez, il n'y a rien à voir...

Jusqu’au 22 juin, le Mac/val, Musée d’art contemporain du Val de Marne à Vitry-sur-Seine, accueille «8002 - 9891», nom de code de la première rétrospective de l’artiste français Claude Closky, passé maître en l’art de décrypter notre société contemporaine.

Si le seul titre de son exposition ne suffit pas à deviner ce que Claude Closky nous réserve au Mac/val, il constitue toutefois un sérieux indice quant à la propension de l’artiste à inverser le cours logique des choses. «8002 - 9891»: lisez, de droite à gauche, «1989 - 2008».
Depuis près de vingt ans de production artistique – œuvres sur papier, peintures, vidéos, collages, livres, sites internet, installations interactives, etc. –, le plasticien Claude Closky décortique la société d’information et de communication dont il s’approprie les mécanismes pour mieux les désarmer. C’était déjà, dans la seconde moitié des années 80, à une contestation de l’hégémonie communicationnelle incarnée par la publicité que lui et ses Frères Ripoulin (dont Pierre Huyghe) se livraient en plein air, peignant des affiches dont ils recouvraient les murs de Paris ou New York.

Ce qui réjouit aujourd’hui, à l’heure du bilan rétrospectif, c’est que Closky n’est pas tombé dans le piège facile consistant à réduire l’exercice à une simple accumulation d’œuvres-objets, datés, agencés, expliqués. Il est allé au bout de la logique de son œuvre, et à rebours de la logique prévisible de la rétrospective.
On dit bien «aller voir une exposition», mais la formule de rigueur serait plutôt, en l’occurrence, «Ecoutez, il n’y a rien à voir». Sur le seuil de l’espace d’exposition, le visiteur se voit remettre un plan et un casque audio relié à un boîtier. Depuis quand l’audioguide est-il devenu obligatoire ? Depuis qu’il constitue l’exposition que vous êtes venus soi-disant voir… Plongé dans une semi pénombre n’empêchant en rien de constater, avec effroi ou intérêt selon les attentes et principes de chacun, que nulle œuvre n’est ici physiquement présente, voici le visiteur qui vaillamment s’avance, entouré de ses éventuels compatriotes appareillés, dans les 1350 m2 de vide s’offrant à lui. Et c’est alors, après avoir enclenché le boîtier, que le texte, véritable objet, et sujet, de l’exposition, commence à faire son œuvre.
C’est en effet à un laborieux travail de mise en texte, lui-même lu puis enregistré, que Claude Closky a soumis cinquante-quatre de ses pièces réalisées entre 1989 et 2008. Si neuf d’entre elles existaient déjà à l’état sonore dans leur forme originale, les quarante-cinq autres ont fait l’objet d’une transposition, allant plus ou moins de soi.

La place du texte dans le travail de Closky s’avère prépondérante, qu’il soit écrit dans un livre (Mon catalogue, 1999), sur une feuille (Lu et relu au petit-déjeûner, 1989), une affiche (Il n’est pas 15h, 1995), un papier peint (Sans titre (Marabout), 1997), un écran (Hydrastar, 1997), un afficheur électronique (Bla-bla, 1998), ou un site internet (Ok, 2005). La dimension textuelle, et a fortiori conceptuelle, est inhérente à la production de l’artiste qui récupère et recycle la matière débordante que constituent les innombrables discours et messages véhiculés à longueur de temps par les médias et la publicité.
Au vide qui en premier lieu se présente au visiteur qui, pauvre de lui, n’a rien d’autre à se mettre sous les yeux, vient s’opposer l’incommensurable flux de mots diffusé dans ses écouteurs, jusqu’aux simples bruitages, tels que sonneries de portable (GSM, 1997) et jingle télé (Téèfun, 1997-1998), émis pour leur part par des enceintes et résonnant dans tout l’espace. L’effet d’accumulation et d’énumération délibérément adopté par l’artiste dans son travail et dans l’exposition, renvoie à la surproduction d’énoncés caractéristique de nos sociétés contemporaines, qui conduit à terme à une perte de sens: trop de communication tue la communication. A contrario, la démarche de Closky est révélatrice d’une volonté d’aller dans le sens d’un avénement du contenu pour mieux le mettre à nu, le texte de l’œuvre s’étant substitué à l’œuvre elle-même. Ecartée la forme, subsiste le fond qui seul constitue ici l’objet de notre attention. Rien ou presque ne vient parasiter l’écoute de ce qui est à la fois le degré zéro de l’œuvre – il ne s’agit pas là d’un commentaire, d’une explication de l’œuvre mais de ce qui la constitue – et son essence même. La dématérialisation* ici à l’œuvre – bien qu’une certaine matérialité soit recouvrée à travers les multiples voix des lecteurs/énonciateurs –, qui prolonge radicalement l’appauvrissement de l’image récurrent chez l’artiste, contrarie le processus de réification opérant tant dans la société que dans le champ de l’art, l’œuvre y étant bien souvent réduite à l’état d’objet, et partant, de marchandise. En privant nos yeux d’une quelconque utilité – si ce n’est celle de pouvoir se repérer dans l’espace et d’éviter de buter contre un pilier ou un autre visiteur –, Closky, n’ayant pas cédé à la tentation du spectacle, lave notre regard saturé d’images en même temps qu’il nous incite à écouter ce que l’on entend, éveillant ainsi notre vigilance.

Faisant à la fois l’objet d’un «désœuvrement»** et d’une réincarnation, l’œuvre jouit par ailleurs ici d’une relation toute particulière, presque intime, avec le visiteur devenu auditeur qui, bien qu’équipé d’un plan balisant le terrain des titres des œuvres disponibles à l’écoute et figurant d’immatérielles cimaises, n’est pas soumis à un parcours préétabli. Actif, il peut déambuler à sa guise, et décider quand bon lui semble de prolonger ou d’écourter l’écoute de telle ou telle œuvre, d’appuyer sur les touches lecture, avance rapide, retour en arrière ou même stop, au moyen de son simple déplacement dans l’espace, définissant ainsi son propre rythme et son propre itinéraire. Le dispositif intègre une marge de liberté qui n’existait pas, par exemple, dans l’installation Manège, présentée à l’Espace 315 du Centre Pompidou en 2006 dans le cadre du prix Marcel Duchamp: la projection alternative d’images sur seize écrans plats fixés à hauteur d’yeux aux quatre murs de l’espace donnait le tempo au visiteur, ainsi baladé d’un écran à l’autre, ou, s’il était placé au centre de la salle, contraint à une rotation sur lui-même.

Aussi n’existe-t-il pas à proprement parler d’ordre de visite dans l’exposition présentée au Mac/val. Et pourtant, l’ordre, le classement, voire la hiérarchisation, sont des éléments fondamentaux de l’œuvre de Closky, fervent amateur de séries, suites et autres listes en tous genres, le plus souvent anecdotiques (Tout ce que je peux faire, 1992; P.I.N., 2002; Mes 20 minutes préférées, 1993), dérisoires et vaines (Notes classées par ordre alphabétique, 1989; De 1 à 1000 euros, 2002; 3415 Vendredis 13, 1992; Dix tentatives de multiplier 2 par 4, 1993), voire absurdes (Love and Fear, 2007; Ok, 2005; Tagada et turlututu, 1991).

L’accumulation et la répétition, procédés récurrents utilisés par l’artiste, encore renforcés par le principe de la bande son, mettent en relief la fonction phatique du langage qu’accentue sa décontextualisation (Hello and Goodbye, 2000; Salut, 2000; Bla-Bla, 1998), et la dimension prédictive (Prédictions, 1996) et injonctive (1000 choses à faire, 1993-1997; Call now, 1995-2005; Pellicules ?, 1995; You want You have, 2004) des messages notamment véhiculés par la publicité, dont l’intention à peine voilée consiste, plus qu’à répondre à des besoins, à en créer de nouveaux en vue de susciter une permanente insatisfaction génératrice de consommation.

Le pari réussi de Claude Closky pour sa première rétrospective est de donner à entendre son œuvre – dans les deux sens du verbe – sans la donner à voir, alors que sa dimension sonore se révèle mineure. Le dispositif choisi, dépourvu de tout édulcorant visuel, délivre l’essence même de sa démarche qui consiste précisément à révéler la nature édulcorée, décorative et fourbe des images, mais aussi des signes, récits et discours dont la société nous rebat les yeux et les oreilles. A bon entendeur…

* Déjà opérante à travers les œuvres internet de l'artiste: www.sittes.net/menu/
**Lire le texte de Michel Gauthier, D'un désœuvrement l'autre, publié dans le catalogue de l'exposition.


Photos: A vous de voir...

26 mars 2008

Noir c'est noir

En forme de contrepoint chromatique au billet du 26 janvier dernier («It's a White White Cube»), focus sur trois expositions qui brillent d'une lumière noire...

«Visions nocturnes», La Galerie de Noisy-Le-Sec > 10 mai
Cette exposition collective (Dominique Blais, Jason Dodge, Spencer Finch, Anne-Laure Sacriste, Sophie Bueno-Bouteillier, Franscesco Gennari) réunit des œuvres qui renouvellent en la déplaçant la représentation de l'obscurité, devenue expérience – sensorielle, (méta)physique, virtuelle, mystique, ...

>> Extraits

A défaut de lumière, le lustre imaginé par Dominique Blais, isolé dans une pièce plongée dans la pénombre, diffuse les bruits sourds de La Galerie, demeure autrefois habitée par des particuliers. Captés pendant les phases d'inactivité du centre d'art, ils composent l'empreinte sonore du lieu, ainsi mise en abyme.

D'une manière aussi simple qu'efficace, Jason Dodge montre l'obscurité en creux en exposant, posées à même le sol, toutes les sources lumineuses retirées d'une maison en Pologne, condamnée ainsi à la pénombre suite à cette confiscation.

«Tout sur le noir», Olivier Babin / Galerie Frank Elbaz > 5 avril

La nouvelle exposition personnelle d'Olivier Babin aurait aussi bien pu s'intituler «Tout noir»
car, mise à part une page arrachée à un magazine encadrée (Burried Alive) représentant une peau de banane – une pièce antérieure de l'artiste: Slip Inside This House, 2005 – qui trahit l'aspect ludique et farceur de la manœuvre, toutes les pièces exposées semblent avoir été trempées dans la nuit.

Deux disques noirs accrochés au mur (Two Dark Sides), côtoient des piles de journaux, papiers carbonisés que l'on devine porteurs de funestes nouvelles ou de tristes desseins. Bad News Travel Fast apparaît comme le présage d'une information destinée à broyer du noir, encore et encore.

Plus loin, évoquant les Date Paintings d'On Kawara, une série de huit toiles noires aux blancs messages (It's about Time, Big Time, Time After Time, Kill Time...) entourent six boîtes (noires) de six œufs en bronze (noir) rappelant les «œufs de cent ans», une spécialité culinaire chinoise*. L'ensemble incarne une sorte de vanité post-moderne démultipliée.

Whispering in Distant Chambers, Maïder Fortuné, Galerie Martine Aboucaya > 30 avril
Maïder Fortuné emprunte le titre de son exposition à celui d'un des derniers scénarios, non réalisé, de Jacques Tourneur datant de 1966, qui raconte l'histoire de l'expédition de deux hommes dans un château hanté e
n Écosse en vue de prouver l'existence ou non des fantômes.

>> Extraits :

L'artiste présente les quatre premières pièces de sa série intitulée «Characters»: Antigone, Hamlet, Doctor Faustus et Salomé. Ces quatre personnages, célèbres protagonistes de pièces de théâtre éponymes, sont ici représentés à travers un texte, leur texte. Cette série d'œuvres joue sur la polysémie du mot anglais «character» qui signifie à la fois «personnage» et «caractère» (typo: signe, lettre).

Le texte, en lettres détachées, s'amoncelle
tel un tas de cendres dans une sorte d'urne aux parois transparentes, posée verticalement sur une sellette blanche, formant un monticule de mots décomposés, unis à jamais à la mémoire de leur énonciateur.

La vidéo Curtain! montre les silhouettes de célèbres personnages de contes et de dessins animés ayant trait au monde de l'enfance: Bugs Bunny, Mary Poppins, Alice au Pays des Merveilles, ...

Réduits à des ombres, ils apparaissent de dos, avançant lentement vers une lumière blaffarde, jusqu'à disparaître tout à fait, engloutis dans un inquiétant brouillard.


* Les œufs sont conservés environ deux mois dans une préparation à base de riz, d'argile, de chaux, de feuilles de thé et d'aromates. Noirs à l'extérieur, verts à l'intérieur...

**Liens**
http://www.martineaboucaya.com
http://www.galeriefrankelbaz.com

**Photos**
1)
Sans titre (Lustre ), Dominique Blais. Courtesy Dominique Blais / La Galerie.
2) Darkness falls on Wolkowya 74, 38-613, Polanczyk, Jason Dodge. Courtesy Galerie Yvon Lambert.
3)
Bad News Travel Fast, Olivier Babin. Courtesy Galerie Frank Elbaz.
4) Tout sur le noir, vue d'exposition.
Courtesy Galerie Frank Elbaz.
5) Characters / Doctor Faustus, Maïder Fortuné. Courtesy Galerie Martine Aboucaya.
6) Curtain!,
Maïder Fortuné. Courtesy Galerie Martine Aboucaya.

15 mars 2008

Arty Show

Il y a quelques jours, je recevais dans ma boîte aux lettres Quoi de neuf?, magazine-catalogue édité par Jalou Production pour le compte du grand magasin haussmannien Galeries Lafayette. Jusqu'ici, rien de neuf, du promotionnel sur papier glacé.

On savait les Galeries Lafayette hautement impliquées dans la création contemporaine avec la Galerie des Galeries, espace d'exposition situé à l'intérieur du grand magasin, témoignage clair d'une volonté d'intégrer l'art contemporain, pour ne pas dire le récupérer (si tout cela ne s'appelle pas de la communication, merci de me dire ce que c'est). «Pas un passage aux Galeries Lafayette sans un détour par la Galerie des Galeries», peut-on lire page 12. En réalité, l'emplacement de ladite Galerie implique surtout un passage obligé par le grand magasin pour pouvoir voir telle ou telle exposition... Vous achèteriez bien une petite bricole avant d'aller vous culturer ? Ou plutôt après, pour vous récompenser de vos laborieux efforts ?

Si Guillaume Houzé, initiateur du projet ANTIDOTE (cycle d'expositions à la Galerie des Galeries), prétend ainsi «favoriser la rencontre entre le public et l'art», on a du mal à s'enlever de l'esprit que la "mission" du grand magasin ne se place pas tout à fait à ce niveau. Sous couvert d'une pseudo démocratisation culturelle repoussant les frontières de l'art contemporain jusque dans les grands magasins (à quand l'art contemporain chez Leclerc?), la tendance se dessine: l'art est à la mode et, comme par hasard, «[la] saison printemps-été 2008 [est] placée sous le signe de l'influence "Arty", présente dans toutes les collections», dixit Michel Roulleau, directeur général adjoint des Galeries Lafayette.

Alors voilà: l'art est (dans) la mode, la mode est (dans) l'art, mais surtout à nouveau, l'art est à la mode, particulièrement lorsqu'il s'agit de l'objectiver, de le réifier jusqu'à lui donner l'aspect d'une marchandise, ou d'un décor, comme le fait Quoi de neuf?.

Pages 18-29*, rendez-vous au Musée d'art moderne de la Ville de Paris pour une séquence "Arty Trip". Le décor est planté: des œuvres de Mathieu Mercier, Raoul Dufy, Douglas Gordon, Hanne Darboven, Tatiana Trouvé (voir photo ci-contre), Yves Klein, servent de toile de fond. Elles sont partiellement occultées, quand elles ne sont pas floutées. Et, au beau milieu, les mannequins posent et défilent. Aucune originalité dans les photographies, aucun cachet artistique (les pages mode de Elle font mieux). Il s'agit de mettre en valeur le produit (les vêtements et accessoires de mode) et, au passage, de donner un aperçu furtif de morceaux choisis de l'art contemporain, aussi furtivement commentés dans un coin de la page.

L'art contemporain, qui souffre déjà d'une tendance croissante à la marchandisation, n'avait pas besoin de ça. Et voilà que les Galeries Lafayette en rajoutent une couche. Bien sûr, l'art a ses tendances, ses courants, ses couleurs. Mais les enjeux de départ, a priori non commerciaux, ne sont pas les mêmes que dans la mode. Les artistes n'obéissent pas aux tendances – du moins ils ne sont pas censés le faire –, ils les créent, les (ré)activent.


Bref, le défilé continue puisque la séquence "Electric Cité" est cette fois shootée à la galerie Emmanuel Perrotin, l'une des galeries-star du marais abritant notamment Sophie Calle, Xavier Veilhan, Maurizio Cattelan, etc.). Je ne saurais que trop vous recommander d'aller jeter un œil à la double page 38-39*. A gauche, une jeune fille en Ray-Ban, maillot à pois et mini-short satiné en équilibre sur les pointes aux côtés d'une sculpture de Martin Oppel. A droite, en pleine page, un homard – clin d'œil borgne au Lobster de l'ami Koons ? –, légendé comme suit: «Homard du Canada, 1er étage poissonnerie du Lafayette Gourmet», puis dessous, en plus petit: «Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé / www.mangerbouger.fr». J'ai eu beau me pincer plusieurs fois, j'espère encore qu'il s'agisse là d'une de ces mystérieuses associations d'images que cultivent parfois les rêves... Chapeau bas au directeur artistique de ce magazine, il fallait oser.

A la page suivante, la jeune fille a remisé son shorty et opté pour un total look Chloé: la voici qui, index sous le menton, prend un air inspiré devant ce que l'on devine être une œuvre d'art, ici hors champ, absence qui achève de nous convaincre de l'immense intérêt porté à l'art dans tout ce bazar. Et au cas où l'on aurait encore pas bien compris, la suite fait la part belle à une farandole d'objets design (tabourets, lampadaires, chaises...), bientôt remplacés par lunettes de soleil, maquillages, parfums, bijoux. Ah! Enfin de vrais objets (disponibles aux Galaf)! Non, parce que l'art contemporain, ça va bien deux minutes hein...

* Cette pagination ne correspond pas à celle de la version consultable sur le site des Galeries Lafayette. En effet, celle-ci n'inclut pas les nombreuses pages de pub insérées dans la version papier...

5 mars 2008

Art en tubes

La galerie Daniel Templon présente une exposition d'Ivan Navarro jusqu'au 9 avril. L'artiste new-yorkais, né au Chili en 1972, y expose une série de sculptures en néon, à l'instar de Black Electric Chair — version lumière noire de Glow in The Dark (2006) —, dont les contours luminescents extirpent de l'obscurité ambiante la forme stylisée d'un fauteuil designé par Marcel Breuer en 1925.

Cette œuvre se place dans la lignée de la série des Electric Chair (Blue, Pink, White, Red and Blue, 2003-2006), qui, par son évocation de la peine de mort par électrocution au moyen de la chaise électrique, laisse entrevoir une connotation politique.

L'exposition Antifurniture montre également une série d'installations combinant l'utilisation de néons et de miroirs sans tain créant des puits ou des couloirs lumineux comme autant d'abymes invitant le visiteur à une plongée virtuelle dans l'inconnu et l'infini.

Pour finir en lumière, signalons l'installation de l'artiste John Cornu actuellement présentée dans Le Vestibule de La Maison Rouge: Rocco — version posée au sol de Jack (2007) — est un néon coulant, mutant, ayant fait voler en éclats sa prison de verre.

L'œuvre en rappelle une autre, Down, installation présentée dans la vitrine de la galerie Odile Ouizeman en 2007, soit une série de cinq ampoules suspendues dont l'une, échappée de sa douille, gisait au sol tel un serpent fluorescent.

**Liens**
http://www.danieltemplon.com
http://www.johncornu.com


**Photos**
Black Electric Chair, 2006. Ivan Navarro. Courtesy Galerie Daniel Templon.
White Electric Chair, 2005. Ivan Navarro. Courtesy Galerie Daniel Templon.
Wall Hole, 2004. Ivan Navarro. Courtesy Galerie Daniel Templon.
Rocco, 2008. John Cornu. Courtesy galerie Odile Ouizeman.
Down, 2007. John Cornu. Courtesy galerie Odile Ouizeman.

2 mars 2008

Etat (de la) critique


Pour une critique d'art du Trouble
*

« Le trouble, ce n’est ni la subversion (…), ni la résignation (…),

c’est ce qui introduit dans le champ même de l’art (et de sa perception)
un coefficient d’impureté ou de déstabilisation, ce qui triche avec les codes, ce qui perturbe les orthodoxies, ce qui fissure les conformismes ».
Guy Scarpetta, «Le Trouble» in Art Press 1993.


Le débat sur ce qu’a été, est ou devrait être la critique d’art n’en finit pas. Et il ne s’agira pas ici de prétendre y mettre un terme, d’autant que le singulier sied finalement peu à ce qui semble décidément échapper à la définition.
Maints critères, méthodes, courants et pratiques se sont dégagés au fil des siècles jusqu’à ce que la critique d’art bascule, avec l’art, dans l’ère postmoderne. De même que, depuis la fin des années 1970, l’art
s’est largement départi de son potentiel subversif, la critique d’art s’est progressivement délestée de son poids critique alors qu’émergeaient à la même époque deux phares de la critique d’art française, Pierre Restany et Bernard Lamarche-Vadel, figures à part, et pour longtemps.
Le critique d’art, désormais très fréquemment commissaire d’exposition, voire directeur de galerie ou d’institution, s’est alors rapproché des instances du pouvoir du système de l’art, récupéré, aspiré par le tourbillon d’un marché de plus en plus omniprésent et déterminant. Sans parler, dans le contexte médiatique, des limites de la liberté d’expression et de l’auto-censure dues à la dépendance croissante des médias vis-à-vis des annonceurs, souvent institutionnels.
Le bien nommé “milieu” ou “monde” de l’art apparaît de plus en plus clairement aujourd’hui comme un microcosme à l’image de la société dans laquelle il s’inscrit, charriant son lot de classes, de rapports de force et de violence symbolique, régi par une logique néolibérale globalisée, dont témoigne notamment la propagation des foires à travers le monde.

Le sociologue Pierre Bourdieu a un jour comparé sa discipline à « un sport de combat »: « On s’en sert pour se défendre, c’est un instrument de self-defense ; on n’a pas le droit de s’en servir pour faire des mauvais coups !». Ce serait une comparaison possible pour la critique d’art, qui revêt par ailleurs une dimension sociologique. Là où Bourdieu entendait par “self-defense” une autodéfense au service d’autrui – des dominés, des exclus du corps social auxquels, en tant que porte-parole, il s’identifiait – revenant à une protection d’autrui, il s’agirait davantage, en ce qui concerne la critique d’art, de la défense de territoires protégés et d’intérêts personnels ou communautaires, selon une logique orientée vers l’auto-promotion plus ou moins directe et manifeste.
Mais qu’en est-il du caractère offensif – et bien souvent offenseur – de la critique d’art ? Si une critique constamment laudative n’est pas satisfaisante, une critique défavorable, qui peut être tout aussi consensuelle et complaisante, se doit d’éviter “les mauvais coups” en respectant certaines règles de l’art de la critique, à défaut de quoi l’exercice, aussi petit que stérile, revient en quelque sorte à retourner l’arme du crime contre soi…

Si l’objectivité en critique d’art n’a pas lieu d’être, la subjectivité, l’engagement personnel, doit s’accompagner d’un effort de distanciation et de mise en retrait – d’un retour réflexif pour revenir une nouvelle fois à Pierre Bourdieu – visant à éviter le piège de l’autodéfense. La subjectivité en critique a de l’intérêt si elle exclut une tendance égocentriste et si elle se place du côté poétique ou politique. N’en déplaise aux ultra-contemporains que nous sommes, il conviendrait peut-être de revenir à une critique semblable à celle que pratiquaient les Grecs durant l’Antiquité: une critique placée du côté de la démocratie contre la tyrannie et l’obscurantisme.

Une certaine éthique de la critique n’exclut pas la dénonciation, la transgression. Mais il ne s’agit pas tant d’enfreindre les règles que de les déjouer/rejouer. La critique d’art doit se faire le relais de ce qu’est et doit être l’art: non pas un divertissement, ni un « bien culturel industriel », mais bien un lieu de résistance à l’asphyxie culturelle, économique et politique. Ne laissons pas l’art et les commentaires qui s’y rapportent sombrer irrémédiablement dans la spirale mercantile. Plongeons-les dans les eaux troubles, qui sous leur apparente sérénité, portent, tapies dans leur lit, des révolutions frémissantes…


* Texte paru dans le dernier numéro de la revue Nuke, Trouble.

**Lien**
http://www.nuke.fr

20 février 2008

Détournement de logos

Sobrement encadrés, 49 dessins de Renaud-Auguste Dormeuil recouvrent un mur entier de la galerie In Situ qui présente une exposition personnelle de l'artiste jusqu'au 15 mars prochain.














Ils sont issus d'une série de 206 dessins brûlés sur papier (Global Fleet, 2008) représentant tous le logo d'une compagnie aérienne, symbole à forte résonance politique et patriotique, voire nationaliste.

Partis en fumée, les logos dé-colorés, calcinés, laissent planer une menace sourde sur le monde.

Les événements survenus le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis n'ont-ils pas fait la triste et ultime démonstration qu'un avion civil pouvait se transformer en une arme de destruction massive et accéder ainsi à un usage militaire, ou terroriste ?

La guerre — déguisée, invisible —, dont les stratégies ont muté, nous attend peut-être au tournant...

**Infos**
Bird's Eye View, Renaud-Auguste Dormeuil, 31.01-15.03
Galerie In Situ-Fabienne Leclerc, 6 rue du Pont de Lodi. 75006 Paris.
www.insituparis.fr

**Photo**
Global Fleet—
KLM, 2006. Courtesy Galerie In Situ.

10 février 2008

Ça fait toujours plaisir...


Le troisième numéro de la revue
J'aime beaucoup ce que vous faites a finalement vu le jour. Depuis l'automne 2005, la "revue littéraire et artistique" imaginée par Christian Alandete et Agnès Violeau met artistes et/ou écrivains à contribution. Exclusivement en noir et blanc, images et textes se suivent, se mêlent. Les mots fabriquent des images. Les images contiennent parfois des mots, et racontent toujours quelque chose. Des histoires…

Au menu de ce troisième numéro – dont le dessin de couverture est à nouveau signé Laetitia Bénat: lumineuses bibliothèques de Joseph Kosuth, poèmes en trois dimensions de François Morellet, journal de mort de Michel Houellebecq, spiritualités délavées de Rachel Labastie, bibliographie maraboutée d'Aurélien Froment, asymétries textuelles de Patrice Hamel, auto-nécrologie d'Unglee.

Et aussi: Sophie Calle, Thomas Hirschhorn, Ariel Kenig et Benjamin Lafore, Laure Limongi, Claire-Lise Panchaud, Marie Redonnet.

** NB **
Texte rédigé exceptionnellement avec la police Courrier, utilisée dans le revue JBCQVF...

** Infos **
Cycle FICTION / Lectures performées // Fondation d'entreprise Ricard, 19h.
> 18 février :
Pierre Bismuth (création) // Danielle Mémoire / Steve Argüelles (création)
> 14 avril :
Marcelline Delbecq (création) // Nathalie Quintane (création)
> 16 Juin
: Sandy Amério + Patrick Bouvet (création) // Fanny de Chaillé

Commissariat : Christian Alandete / Agnès Violeau

** Liens **
http://www.revuejbcqvf.com
http://www.fondation-entreprise-ricard.com

3 février 2008

Danse avec la guerre


L'artiste libanaise Mona Hatoum (*1952) expose actuellement un ensemble d'œuvres récentes à la galerie Chantal Crousel.
D'une manière poétique et sensible, l'artiste donne à voir le monde, son état, ses blessures. Ses blessures de guerre même.












Des symboles du monde arabe (keffieh, tapis persan, lanterne en cuivre, ...) viennent rappeler les origines de l'artiste exilée à Londres, marquée par les conflits qui mirent le Liban à feu et à sang pendant longtemps et qui aujourd'hui planent de nouveau au dessus du pays.


L'installation Misbah, mot arabe désignant la lanterne traditionnelle en cuivre percé de motifs souvent étoilés, se révèle particulièrement troublante.













En pénétrant dans la pièce où elle se niche, on est bientôt saisi d'un vertige: telle une boule à facettes, la lanterne suspendue au plafond, en rotation, projette sur les murs des figures qui encerclent le visiteur et l'entraînent dans une ronde étourdissante.

Mais soldats et explosions ont remplacé les étoiles.
Le monde arabe est lancé dans une danse macabre avec la guerre que rien ne semble pouvoir arrêter...


Photos :
1) Projection*, 2006. Coton et abaca. Courtesy Galerie Chantal Crousel.
2) Misbah,
2006-2007. Courtesy Galerie Chantal Crousel.

* Cette
mapppemonde, que l'on retrouve dans l'œuvre Bukhara (Rouge et blanc) réalisée sur un tapis persan, évoque la forme du monde d'après la "Projection de Peters", projection cartographique d'Arno Peters (1974) qui, contrairement à celle de Mercator, prend en compte les proportions réelles des pays et des continents les uns par rapport aux autres pour les représenter.

Lien:
http://www.crousel.com/artists/hatoum_mona/index.html


26 janvier 2008

It is a white, white cube


Au mois de janvier, le blanc est aussi dans les galeries...


>> Dame blanche: Don Brown, Galerie Almine Rech jusqu'au 9 février.

Depuis 10 ans, l'artiste britannique représente invariablement son épouse, Yoko, après s'être lui-même pris comme modèle de ses sculptures.

Perchées sur des sellettes blanches, les statues immaculées toisent le visiteur en dépit de leur très petit gabarit. Dévêtue ou voilée, chaussée de talons hauts, mèche dans les yeux, bras croisés ou le long du corps, Yoko prend la pose. Immortalisé en 3d, l'être aimé se fige dans un éternel absolu.



>> Bruit blanc: Pascal Broccolichi, Dispersion, Galerie Frédéric Giroux jusqu'au 23 février.

Deux ensembles de trois gros tubes blancs semblables à des néons ou des tuyaux de canalisation diffusent une bande son presque imperceptible, empreinte sonore de déserts donnés à voir à travers une série de photographies grand format.
Autant de non-lieux habités par le vide et le silence dont Pascal Broccolichi a capté le phénomène, mais aussi la matière sonore qui échappe à la perception humaine, trop humaine.



>> Trou blanc: Mathieu K. Abonnenc, Le Monde connu, Galerie Ghislaine Hussenot jusqu'au 19 février.













Les dessins muraux ou sur papier de Mathieu Abonnenc, peuplés d'entrelacs de motifs et de formes parfois difficilement identifiables, ont tous un point commun: une pièce manquante, figurée par une tâche blanche, ou plutôt, un trou, un vide, blanc sur le mur (ou le papier) blanc. Une tautologie chromatique qui dé-montre l'invisible/indicible et fait resurgir l'oubli, l'omission, le déni, creusés dans les zones sombres de l'Histoire.

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Liens :
http://www.galeriealminerech.com
http://documentsdartistes.org/artistes/broccolichi/page1.html
http://www.galeriehussenot.com

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Photos :
1)
Yoko, Don Brown. Courtesy Galerie Almine Rech.
2)
Dispersion, (installation, détail). Courtesy Galerie Frédéric Giroux.
3)
Le Monde connu (légende à compléter).
Courtesy Galerie Ghislaine Hussenot.