26 mars 2008

Noir c'est noir

En forme de contrepoint chromatique au billet du 26 janvier dernier («It's a White White Cube»), focus sur trois expositions qui brillent d'une lumière noire...

«Visions nocturnes», La Galerie de Noisy-Le-Sec > 10 mai
Cette exposition collective (Dominique Blais, Jason Dodge, Spencer Finch, Anne-Laure Sacriste, Sophie Bueno-Bouteillier, Franscesco Gennari) réunit des œuvres qui renouvellent en la déplaçant la représentation de l'obscurité, devenue expérience – sensorielle, (méta)physique, virtuelle, mystique, ...

>> Extraits

A défaut de lumière, le lustre imaginé par Dominique Blais, isolé dans une pièce plongée dans la pénombre, diffuse les bruits sourds de La Galerie, demeure autrefois habitée par des particuliers. Captés pendant les phases d'inactivité du centre d'art, ils composent l'empreinte sonore du lieu, ainsi mise en abyme.

D'une manière aussi simple qu'efficace, Jason Dodge montre l'obscurité en creux en exposant, posées à même le sol, toutes les sources lumineuses retirées d'une maison en Pologne, condamnée ainsi à la pénombre suite à cette confiscation.

«Tout sur le noir», Olivier Babin / Galerie Frank Elbaz > 5 avril

La nouvelle exposition personnelle d'Olivier Babin aurait aussi bien pu s'intituler «Tout noir»
car, mise à part une page arrachée à un magazine encadrée (Burried Alive) représentant une peau de banane – une pièce antérieure de l'artiste: Slip Inside This House, 2005 – qui trahit l'aspect ludique et farceur de la manœuvre, toutes les pièces exposées semblent avoir été trempées dans la nuit.

Deux disques noirs accrochés au mur (Two Dark Sides), côtoient des piles de journaux, papiers carbonisés que l'on devine porteurs de funestes nouvelles ou de tristes desseins. Bad News Travel Fast apparaît comme le présage d'une information destinée à broyer du noir, encore et encore.

Plus loin, évoquant les Date Paintings d'On Kawara, une série de huit toiles noires aux blancs messages (It's about Time, Big Time, Time After Time, Kill Time...) entourent six boîtes (noires) de six œufs en bronze (noir) rappelant les «œufs de cent ans», une spécialité culinaire chinoise*. L'ensemble incarne une sorte de vanité post-moderne démultipliée.

Whispering in Distant Chambers, Maïder Fortuné, Galerie Martine Aboucaya > 30 avril
Maïder Fortuné emprunte le titre de son exposition à celui d'un des derniers scénarios, non réalisé, de Jacques Tourneur datant de 1966, qui raconte l'histoire de l'expédition de deux hommes dans un château hanté e
n Écosse en vue de prouver l'existence ou non des fantômes.

>> Extraits :

L'artiste présente les quatre premières pièces de sa série intitulée «Characters»: Antigone, Hamlet, Doctor Faustus et Salomé. Ces quatre personnages, célèbres protagonistes de pièces de théâtre éponymes, sont ici représentés à travers un texte, leur texte. Cette série d'œuvres joue sur la polysémie du mot anglais «character» qui signifie à la fois «personnage» et «caractère» (typo: signe, lettre).

Le texte, en lettres détachées, s'amoncelle
tel un tas de cendres dans une sorte d'urne aux parois transparentes, posée verticalement sur une sellette blanche, formant un monticule de mots décomposés, unis à jamais à la mémoire de leur énonciateur.

La vidéo Curtain! montre les silhouettes de célèbres personnages de contes et de dessins animés ayant trait au monde de l'enfance: Bugs Bunny, Mary Poppins, Alice au Pays des Merveilles, ...

Réduits à des ombres, ils apparaissent de dos, avançant lentement vers une lumière blaffarde, jusqu'à disparaître tout à fait, engloutis dans un inquiétant brouillard.


* Les œufs sont conservés environ deux mois dans une préparation à base de riz, d'argile, de chaux, de feuilles de thé et d'aromates. Noirs à l'extérieur, verts à l'intérieur...

**Liens**
http://www.martineaboucaya.com
http://www.galeriefrankelbaz.com

**Photos**
1)
Sans titre (Lustre ), Dominique Blais. Courtesy Dominique Blais / La Galerie.
2) Darkness falls on Wolkowya 74, 38-613, Polanczyk, Jason Dodge. Courtesy Galerie Yvon Lambert.
3)
Bad News Travel Fast, Olivier Babin. Courtesy Galerie Frank Elbaz.
4) Tout sur le noir, vue d'exposition.
Courtesy Galerie Frank Elbaz.
5) Characters / Doctor Faustus, Maïder Fortuné. Courtesy Galerie Martine Aboucaya.
6) Curtain!,
Maïder Fortuné. Courtesy Galerie Martine Aboucaya.

15 mars 2008

Arty Show

Il y a quelques jours, je recevais dans ma boîte aux lettres Quoi de neuf?, magazine-catalogue édité par Jalou Production pour le compte du grand magasin haussmannien Galeries Lafayette. Jusqu'ici, rien de neuf, du promotionnel sur papier glacé.

On savait les Galeries Lafayette hautement impliquées dans la création contemporaine avec la Galerie des Galeries, espace d'exposition situé à l'intérieur du grand magasin, témoignage clair d'une volonté d'intégrer l'art contemporain, pour ne pas dire le récupérer (si tout cela ne s'appelle pas de la communication, merci de me dire ce que c'est). «Pas un passage aux Galeries Lafayette sans un détour par la Galerie des Galeries», peut-on lire page 12. En réalité, l'emplacement de ladite Galerie implique surtout un passage obligé par le grand magasin pour pouvoir voir telle ou telle exposition... Vous achèteriez bien une petite bricole avant d'aller vous culturer ? Ou plutôt après, pour vous récompenser de vos laborieux efforts ?

Si Guillaume Houzé, initiateur du projet ANTIDOTE (cycle d'expositions à la Galerie des Galeries), prétend ainsi «favoriser la rencontre entre le public et l'art», on a du mal à s'enlever de l'esprit que la "mission" du grand magasin ne se place pas tout à fait à ce niveau. Sous couvert d'une pseudo démocratisation culturelle repoussant les frontières de l'art contemporain jusque dans les grands magasins (à quand l'art contemporain chez Leclerc?), la tendance se dessine: l'art est à la mode et, comme par hasard, «[la] saison printemps-été 2008 [est] placée sous le signe de l'influence "Arty", présente dans toutes les collections», dixit Michel Roulleau, directeur général adjoint des Galeries Lafayette.

Alors voilà: l'art est (dans) la mode, la mode est (dans) l'art, mais surtout à nouveau, l'art est à la mode, particulièrement lorsqu'il s'agit de l'objectiver, de le réifier jusqu'à lui donner l'aspect d'une marchandise, ou d'un décor, comme le fait Quoi de neuf?.

Pages 18-29*, rendez-vous au Musée d'art moderne de la Ville de Paris pour une séquence "Arty Trip". Le décor est planté: des œuvres de Mathieu Mercier, Raoul Dufy, Douglas Gordon, Hanne Darboven, Tatiana Trouvé (voir photo ci-contre), Yves Klein, servent de toile de fond. Elles sont partiellement occultées, quand elles ne sont pas floutées. Et, au beau milieu, les mannequins posent et défilent. Aucune originalité dans les photographies, aucun cachet artistique (les pages mode de Elle font mieux). Il s'agit de mettre en valeur le produit (les vêtements et accessoires de mode) et, au passage, de donner un aperçu furtif de morceaux choisis de l'art contemporain, aussi furtivement commentés dans un coin de la page.

L'art contemporain, qui souffre déjà d'une tendance croissante à la marchandisation, n'avait pas besoin de ça. Et voilà que les Galeries Lafayette en rajoutent une couche. Bien sûr, l'art a ses tendances, ses courants, ses couleurs. Mais les enjeux de départ, a priori non commerciaux, ne sont pas les mêmes que dans la mode. Les artistes n'obéissent pas aux tendances – du moins ils ne sont pas censés le faire –, ils les créent, les (ré)activent.


Bref, le défilé continue puisque la séquence "Electric Cité" est cette fois shootée à la galerie Emmanuel Perrotin, l'une des galeries-star du marais abritant notamment Sophie Calle, Xavier Veilhan, Maurizio Cattelan, etc.). Je ne saurais que trop vous recommander d'aller jeter un œil à la double page 38-39*. A gauche, une jeune fille en Ray-Ban, maillot à pois et mini-short satiné en équilibre sur les pointes aux côtés d'une sculpture de Martin Oppel. A droite, en pleine page, un homard – clin d'œil borgne au Lobster de l'ami Koons ? –, légendé comme suit: «Homard du Canada, 1er étage poissonnerie du Lafayette Gourmet», puis dessous, en plus petit: «Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé / www.mangerbouger.fr». J'ai eu beau me pincer plusieurs fois, j'espère encore qu'il s'agisse là d'une de ces mystérieuses associations d'images que cultivent parfois les rêves... Chapeau bas au directeur artistique de ce magazine, il fallait oser.

A la page suivante, la jeune fille a remisé son shorty et opté pour un total look Chloé: la voici qui, index sous le menton, prend un air inspiré devant ce que l'on devine être une œuvre d'art, ici hors champ, absence qui achève de nous convaincre de l'immense intérêt porté à l'art dans tout ce bazar. Et au cas où l'on aurait encore pas bien compris, la suite fait la part belle à une farandole d'objets design (tabourets, lampadaires, chaises...), bientôt remplacés par lunettes de soleil, maquillages, parfums, bijoux. Ah! Enfin de vrais objets (disponibles aux Galaf)! Non, parce que l'art contemporain, ça va bien deux minutes hein...

* Cette pagination ne correspond pas à celle de la version consultable sur le site des Galeries Lafayette. En effet, celle-ci n'inclut pas les nombreuses pages de pub insérées dans la version papier...

5 mars 2008

Art en tubes

La galerie Daniel Templon présente une exposition d'Ivan Navarro jusqu'au 9 avril. L'artiste new-yorkais, né au Chili en 1972, y expose une série de sculptures en néon, à l'instar de Black Electric Chair — version lumière noire de Glow in The Dark (2006) —, dont les contours luminescents extirpent de l'obscurité ambiante la forme stylisée d'un fauteuil designé par Marcel Breuer en 1925.

Cette œuvre se place dans la lignée de la série des Electric Chair (Blue, Pink, White, Red and Blue, 2003-2006), qui, par son évocation de la peine de mort par électrocution au moyen de la chaise électrique, laisse entrevoir une connotation politique.

L'exposition Antifurniture montre également une série d'installations combinant l'utilisation de néons et de miroirs sans tain créant des puits ou des couloirs lumineux comme autant d'abymes invitant le visiteur à une plongée virtuelle dans l'inconnu et l'infini.

Pour finir en lumière, signalons l'installation de l'artiste John Cornu actuellement présentée dans Le Vestibule de La Maison Rouge: Rocco — version posée au sol de Jack (2007) — est un néon coulant, mutant, ayant fait voler en éclats sa prison de verre.

L'œuvre en rappelle une autre, Down, installation présentée dans la vitrine de la galerie Odile Ouizeman en 2007, soit une série de cinq ampoules suspendues dont l'une, échappée de sa douille, gisait au sol tel un serpent fluorescent.

**Liens**
http://www.danieltemplon.com
http://www.johncornu.com


**Photos**
Black Electric Chair, 2006. Ivan Navarro. Courtesy Galerie Daniel Templon.
White Electric Chair, 2005. Ivan Navarro. Courtesy Galerie Daniel Templon.
Wall Hole, 2004. Ivan Navarro. Courtesy Galerie Daniel Templon.
Rocco, 2008. John Cornu. Courtesy galerie Odile Ouizeman.
Down, 2007. John Cornu. Courtesy galerie Odile Ouizeman.

2 mars 2008

Etat (de la) critique


Pour une critique d'art du Trouble
*

« Le trouble, ce n’est ni la subversion (…), ni la résignation (…),

c’est ce qui introduit dans le champ même de l’art (et de sa perception)
un coefficient d’impureté ou de déstabilisation, ce qui triche avec les codes, ce qui perturbe les orthodoxies, ce qui fissure les conformismes ».
Guy Scarpetta, «Le Trouble» in Art Press 1993.


Le débat sur ce qu’a été, est ou devrait être la critique d’art n’en finit pas. Et il ne s’agira pas ici de prétendre y mettre un terme, d’autant que le singulier sied finalement peu à ce qui semble décidément échapper à la définition.
Maints critères, méthodes, courants et pratiques se sont dégagés au fil des siècles jusqu’à ce que la critique d’art bascule, avec l’art, dans l’ère postmoderne. De même que, depuis la fin des années 1970, l’art
s’est largement départi de son potentiel subversif, la critique d’art s’est progressivement délestée de son poids critique alors qu’émergeaient à la même époque deux phares de la critique d’art française, Pierre Restany et Bernard Lamarche-Vadel, figures à part, et pour longtemps.
Le critique d’art, désormais très fréquemment commissaire d’exposition, voire directeur de galerie ou d’institution, s’est alors rapproché des instances du pouvoir du système de l’art, récupéré, aspiré par le tourbillon d’un marché de plus en plus omniprésent et déterminant. Sans parler, dans le contexte médiatique, des limites de la liberté d’expression et de l’auto-censure dues à la dépendance croissante des médias vis-à-vis des annonceurs, souvent institutionnels.
Le bien nommé “milieu” ou “monde” de l’art apparaît de plus en plus clairement aujourd’hui comme un microcosme à l’image de la société dans laquelle il s’inscrit, charriant son lot de classes, de rapports de force et de violence symbolique, régi par une logique néolibérale globalisée, dont témoigne notamment la propagation des foires à travers le monde.

Le sociologue Pierre Bourdieu a un jour comparé sa discipline à « un sport de combat »: « On s’en sert pour se défendre, c’est un instrument de self-defense ; on n’a pas le droit de s’en servir pour faire des mauvais coups !». Ce serait une comparaison possible pour la critique d’art, qui revêt par ailleurs une dimension sociologique. Là où Bourdieu entendait par “self-defense” une autodéfense au service d’autrui – des dominés, des exclus du corps social auxquels, en tant que porte-parole, il s’identifiait – revenant à une protection d’autrui, il s’agirait davantage, en ce qui concerne la critique d’art, de la défense de territoires protégés et d’intérêts personnels ou communautaires, selon une logique orientée vers l’auto-promotion plus ou moins directe et manifeste.
Mais qu’en est-il du caractère offensif – et bien souvent offenseur – de la critique d’art ? Si une critique constamment laudative n’est pas satisfaisante, une critique défavorable, qui peut être tout aussi consensuelle et complaisante, se doit d’éviter “les mauvais coups” en respectant certaines règles de l’art de la critique, à défaut de quoi l’exercice, aussi petit que stérile, revient en quelque sorte à retourner l’arme du crime contre soi…

Si l’objectivité en critique d’art n’a pas lieu d’être, la subjectivité, l’engagement personnel, doit s’accompagner d’un effort de distanciation et de mise en retrait – d’un retour réflexif pour revenir une nouvelle fois à Pierre Bourdieu – visant à éviter le piège de l’autodéfense. La subjectivité en critique a de l’intérêt si elle exclut une tendance égocentriste et si elle se place du côté poétique ou politique. N’en déplaise aux ultra-contemporains que nous sommes, il conviendrait peut-être de revenir à une critique semblable à celle que pratiquaient les Grecs durant l’Antiquité: une critique placée du côté de la démocratie contre la tyrannie et l’obscurantisme.

Une certaine éthique de la critique n’exclut pas la dénonciation, la transgression. Mais il ne s’agit pas tant d’enfreindre les règles que de les déjouer/rejouer. La critique d’art doit se faire le relais de ce qu’est et doit être l’art: non pas un divertissement, ni un « bien culturel industriel », mais bien un lieu de résistance à l’asphyxie culturelle, économique et politique. Ne laissons pas l’art et les commentaires qui s’y rapportent sombrer irrémédiablement dans la spirale mercantile. Plongeons-les dans les eaux troubles, qui sous leur apparente sérénité, portent, tapies dans leur lit, des révolutions frémissantes…


* Texte paru dans le dernier numéro de la revue Nuke, Trouble.

**Lien**
http://www.nuke.fr