11 novembre 2009

Gilles Balmet

À vous de voir

En 2004, Gilles Balmet initie la série « Untitled (Rorschach) ». Soigneusement pliée en accordéon, la toile blanche devient le réceptacle des fils de peinture noire coulant du pinceau que l’artiste promène au-dessus d’elle, dans une chorégraphie aussi prudente qu’improvisée. Cette gestuelle, qui n’est bien sûr pas sans évoquer la pratique du dripping associée au peintre américain Jackson Pollock, Gilles Balmet en fait ici la base d’un procédé – et processus – de fabrication dans lequel interviennent successivement le rassemblement de cet accordéon de toile, puis, une fois la peinture répartie de chaque côté de la pliure, de son « tirage », terme qui pointe la dimension photographique de cet instant révélateur.


Recouvrant sa forme originelle, la toile déployée dévoile alors un ensemble de motifs, lesquels, à l’instar des taches constituant les dix planches du test d’évaluation psychologique de Rorschach, fonctionnent par symétrie – et immiscent d’ores et déjà l’idée d’un voir double. D’emblée, l’artiste inscrit au cœur de son œuvre – dont cette série est à plusieurs titres « symptomatique » et révélatrice – l’importance que revêt la dimension interprétative à son égard. « Que voyez-vous ? » Telle est la question. La réponse, quant à elle, est plurielle. Avec « Untitled (Rorschach) », mais aussi, bien que d’une manière a priori moins évidente, à travers toute son œuvre picturale, Gilles Balmet « teste » ni plus ni moins notre capacité à voir, mettant sans conteste en défaut la formule tautologique d’un Frank Stella, « What you see is what you see », pour lui préférer l’idée d’un au-delà du visible, transcendé par l’imaginaire.

D’un bout à l’autre de son œuvre, Gilles Balmet maintient une tension, palpable, entre abstraction et figuration. La première, inhérente à sa pratique artistique, est rattrapée en chemin par la seconde, laquelle procède moins de sa volonté de donner à voir un ensemble précis de formes que de notre besoin « naturel » à vouloir les identifier. Même lorsque le geste, bien qu’aléatoire, semble aller dans le sens d’une prédétermination des formes, celles-ci s’inscrivent au sein d’une réalité flottante, mouvante.


C’est notamment le cas de la série « Ink Mountains » (2009) qui, comme son nom le laisse à penser, donne à voir des « montagnes d’encre » dont l’apparition succède à l’immersion partielle de feuilles de papier blanc dans des lavis d’encre de Chine, puis à leur pulvérisation furtive de peinture acrylique dont l’agglomération crée des scories accentuant le réalisme de ces figures. Mais il n’en demeure pas moins difficile, voire impossible, de leur attribuer une topographie immuable : tour à tour lunaires, désertiques ou montagneux, les paysages qu’elles dessinent nous transporte à chaque fois en terres inconnues.

Cette intention est poussée à son paroxysme avec une série comme « Erased Landscapes » (2009) : aux formes harmonieuses et paisibles des « Ink Mountains » s’est substitué un enchevêtrement de traits au fusain et à la gomme dont le chaos fracassant évoque quelque paysage post apocalyptique, en proie à la destruction ou, précisément, à l’effacement. L’artiste évoque lui-même « les ravages de bombardements, l’effondrement du World Trade Center ou encore les décharges sauvages regorgeant de détritus industriels et ménagers au cœur de forêts luxuriantes ».


La confusion qui transparaît dans ces dessins, eux-mêmes nés d’un ensemble de gestes rapides, presque impulsifs, se révèle propice à toutes les « visions »… Ce terme prend peut-être tout son sens dans d’autres œuvres très récentes de l’artiste qui, sur la base de séries en noir et blanc – « Ink Mountains » pour « Chemical Landscapes » et « Erased Landscapes » pour « Coloured Visions » –, donnent à voir des paysages hallucinatoires, sous un déluge arc-en-ciel dont les accents quasi psychédéliques détonent avec l’esprit volontiers zen de nombre d’œuvres en noir et blanc de l’artiste. Cette déferlante de couleurs ajoute bien sûr à l’étrangeté qui se dégage de ses œuvres, et au trouble qu’elles sont susceptibles de provoquer.


Gilles Balmet n’a de cesse de rechercher de nouveaux gestes et processus créatifs, et avec eux, de « nouveaux territoires », titre de l’une des huit séries récentes présentées aux Éditions Marguerite Waknine. Cette dernière constitue la version colorée d’une série précédente intitulée « From Above », reprenant partiellement le titre d’une installation de l’artiste allemand Wolfgang Tillmans – View from Above (2003) – dont Gilles Balmet admire particulièrement le travail avec lequel il partage, à travers cette série notamment, l’expérimentation et le jeu sur les couleurs et la lumière qui en émane. Pour la réaliser, l’artiste disperse, sur une bâche de chantier en plastique posée au sol, des encres colorées créant sur toute sa surface une sorte de all over bigarré. De différentes tailles, des feuilles de papier préalablement humidifiées y sont déposées puis, après une phase de séchage, sont décollées, révélant ainsi des mondes variablement sombres et luminescents nés de cette mise en contact à la fois minutieuse et hasardeuse.
Oscillant entre les échelles microscopique et macroscopique, les sphères organique et végétale, les registres réaliste et « fantastique », les étendues complexes que compose l’artiste invitent à de multiples lectures qui sonnent comme autant d’extensions de l’œuvre devenue, à travers le regard, le creuset d’une myriade d’images mentales rémanentes, l’alchimie imprévisible des matières se prolongeant dans l’œil et l’esprit de chaque regardeur.

Texte publié dans Gilles Balmet – Œuvres sur papier 2, Éditions Marguerite Waknine, octobre 2009.
http://margueritewaknine.free.fr/entree.htm
http://gillesbalmet.free.fr

Photos:1) Untitled (Rorschach) #2, 2007, peinture glycérophtalique sur toile, 190 x 300 cm2) Ink Mountains, 2009, lavis d’encre de Chine et peinture en bombe sur papier, 50 x 70 cm
3) Erased Landscapes, 2009, fusain sur papier, 50 x 70 cm.
4) Les Nouveaux territoires, 2009, encres colorées sur papier, 29,7 x 42 cm.