20 mai 2011

SOLARIS


SOLARIS / DOMINIQUE BLAIS / 11 MARS-7 MAI 2011
LE TRANSPALETTE, BOURGES




Avec “Solaris”, Dominique Blais inaugure un nouveau cycle du Transpalette, dont la direction est confiée à Jérôme Cotinet-Alphaize et Damien Sausset pour trois ans. Pendant cette période, l’œuvre Révolution II, produite à cette occasion et fixée sur l’un des murs extérieurs du lieu d’exposition situé dans la friche L’Antre-Peaux, “tournera” en continu, de jour comme de nuit. Composée de trente-deux néons formant une ellipse, la pièce, dans ce contexte, fonctionne comme une sorte de sablier lumineux dont l’animation rotatoire perpétuelle dans le sens des aiguilles d’une montre – qui n’est d’ailleurs pas sans l’apparenter à une icône de loading – , semble mesurer le temps qui passe, et qu’il reste.
Si l’on souhaite à cette nouvelle ère du Transpalette qu’elle soit révolutionnaire, c’est pour l’heure bien sur le motif d’une révolution, au sens étymologique du terme, que l’exposition de Dominique Blais, exclusivement composée de nouvelles pièces prolongeant la recherche de l’artiste sur la perception et ses seuils, paraît reposer.



Séquence 1 – Le précurseur sombre (1)

Posé au sol, face à l’entrée, un imposant caisson en plexiglas noir, mat. Aussi minimaliste qu’énigmatique, la black box trône au sein de l’anti white cube qu’est le Transpalette, dont l’escalier en colimaçon et le monte-charge métallique constituent les vestiges manifestes de son usage d’origine comme magasin industriel. Mutique et hermétique, l’œuvre maintient en suspens le visiteur, lequel évolue autour de cette masse secrète dont rien ne s’échappe, si ce n’est le sentiment que quelque chose va advenir. Brusquement, un éclair déchire la surface de l’objet, sérigraphiée sur son envers: le motif de l’éclair, dessiné en réserve, apparaît sous l’effet d’un puissant flash au déclenchement imprévisible, parfois en rafale. Là, figure le “précurseur sombre”, à peine visible et révélé par l’”événement”, de cette déflagration lumineuse qui vient, durant quelques secondes, “empreinter” la rétine, comme le suggère le titre de l’œuvre, Palinopsie, terme désignant le pendant pathologique du phénomène de persistance rétinienne.


Séquence 2 – L’extinction qui vient (Surexposition)

Collée directement sur deux pans de murs perpendiculaires, Fade out consiste en une série de douze affiches sur papier blanc de même format (85 x 125 cm). L’image – un plan ? (voir plus loin) – est sérigraphiée en négatif à l’encre argentée dont les reflets, selon l’angle de vue adopté, renversent l’image qui recouvre alors sa dimension positive. À mesure que la séquence progresse, et alors que l’intervalle, tel un espace-temps, croît, l’encre s’épuise et le blanc du papier gagne du terrain sur l’image qui tend à disparaître, comme brûlée par une lumière trop intense, une surexposition latente…



Séquence 3 – Sans soleil

Plus loin, le visiteur se retrouve sous une verrière laissant transparaître un halo circulaire mu en un lent déplacement, tel un soleil. L’escalier nous invite à s’en approcher et à découvrir l’envers du décor. Au terme de l’ascension, au second niveau, l’artifice se dévoile: au dessus de nos têtes se déploie la (vraie) verrière, recouverte d’une bâche noire formant des vagues silencieuses sous l’effet du vent et occultant ainsi toute source de lumière naturelle. À hauteur du sol, au dessus du vide que forme le large puits de lumière creusé dans le lieu, repose une (fausse) réplique de cette même verrière. Les plaques de verre ont été remplacées par du plexiglas transparent dépoli qui laisse percer la lumière tout en présentant une opacité qui, dans un premier temps, avait retardé la découverte du dispositif. Fixé à un bras motorisé, un puissant projecteur effectue, selon un cycle d’une heure, une rotation à 180°. De droite à gauche, puis de gauche à droite, il se déplace lentement, presque imperceptiblement, et avec lui, les ombres portées des rambardes entourant la coursive. Arrivé en fin de course, le projecteur s’éteint, puis rougeoie avant d’entamer un nouveau cycle. L’atmosphère “climatique” de cette œuvre in situ se double d’une dimension cinématographique qui parcourt toute l’exposition dont le défilement est conçu sur une boucle repliée sur elle-même.


Séquence 4 – Dans l’autre sens (Répétition et différence)

Il est alors temps de revenir sur ses pas. L’escalier descendu, on observe désormais l’installation avec un autre regard, averti. Puis l’on parcourt à nouveau la séquence d’affiches, cette fois en sens inverse. Fade in. L’image finit par apparaître, et se révèle par réminiscence: un plan ? Non. Une vue en contre-plongée de la verrière du Transpalette. Flash back. Quelques éclairs silencieux nous éblouissent encore avant d’achever cette révolution et de quitter l’espace d’exposition pour recouvrer la lumière naturelle. La boucle est bouclée.

(1) “La foudre éclate entre intensités différentes, mais elle est précédée par un précurseur sombre, invisible, insensible, qui en détermine à l’avance le chemin renversé, comme en creux. (…) Parce que le chemin qu’il trace est invisible, et ne deviendra visible qu’à l’envers, en tant que recouvert et parcouru par les phénomènes qu’il induit (…)”, Gilles Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, Paris, 1968, pp. 156-157.

Texte publié sur La Belle revue en mars 2011.

Crédits : Nicolas Durand

27 janvier 2011

LIVE, Guillaume Leingre, Point éphémère, 2010


Cinq actions pour toute forme


D’emblée, l’on pourrait affirmer que la richesse de LIVE tient à son essentielle “pauvreté”. Entendons, par ce terme a priori péjoratif, l’économie de moyens manifeste qui caractérise chacune des cinq parties constituant LIVE.


Commençons, puisqu’il est à la base du projet, par l’espace lui-même, crucial dès qu’il s’agit de performance, un art proprement in situ. À peine séparé du bar-restaurant du Point éphémère, visible de l’extérieur à travers de larges baies vitrées – et vice versa –, percé par un pilier en béton, sectionné par un escalier en métal et traversé par une passerelle permettant l’accès aux étages supérieurs abritant ateliers et studios : un espace donné avec/dans lequel il a fallu composer. Cet espace, Guillaume Leingre ne l’a pas réduit à un simple contenant mais l’a, à cinq reprises, transformé tout en en préservant l’intégrité architecturale. Il est devenu le décor intrinsèque de chaque LIVE, pour lequel le mur de béton s’est vu revêtir un costume particulier (1). Dans leur ordre d’apparition: noir avec une bande blanche, rose, blanc ponctué de formes suprématistes, gris pâle, blanc rayé de bandes bleues – des lés de papier photo vierge bleutés sous l’effet de la lumière.


Une fois habillés – toujours “pour l’occasion” –, et pouvant faire eux-mêmes images, les murs ont aussi servi de support. En premier lieu, pour la photographie, stimulus de chaque action – ou, dans le cas de LIVE #5, résultat de l’action – : nue ou sous verre, collée, soigneusement accrochée, grossièrement scotchée, pendue ou maintenue par des objets. Mais encore, support des traces et autres marques procédant de certains actes dont la violence, latente ou effective, répondit à la “dureté”, tant physique que symbolique, du béton utilisé pour cette architecture d’origine industrielle : les impacts de balle (LIVE #1), les coups de fouet (LIVE #2), les entailles à la disqueuse (LIVE #3). Le mur lui-même, marqué, empreinté, dessiné voire sculpté, est devenu surface d’action, et preuve de cette action effectuée devant, sur et contre lui.

Si LIVE intègre la question des contraintes, il parle aussi des limites – notion historiquement attachée au genre, certes protéiforme, de la performance – pouvant évoquer, sur le plan photographique, le “cadre”.



Hors-champ = Hors limites ? Les limites peuvent aussi bien être dépassées à l’intérieur du cadre même, celui de la photographie – à l’instar de cet autoportrait de Robert Mapplethorpe qui fit scandale à son époque et que Guillaume Leingre ravive dans LIVE #2 –, comme celui que constitue l’espace d’intervention. À propos de limites, shooter – avec une arme et non un appareil photo – les enfants flingueurs immortalisés par William Klein à New York en 1952 n’aura pas été permis au Point éphémère… Des actionnistes viennois à Gina Pane en passant par Chris Burden – et notamment son célèbre Shoot (1971) où, en public, il se fit tirer une balle dans le bras – le corps a largement été mis à mal dans la performance en général, et le Body Art en particulier. Ici, il l’aura été par photographie interposée, “pour la beauté du geste” : celui de Mapplethorpe lacéré à coups de fouet, jusqu’à sa totale mise en pièces ; celui de la femme noire scarifiée entaillée par la disqueuse.



Sans jouer la carte de la provocation gratuite, Guillaume Leingre a en revanche joué le jeu du spectacle, parfois destabilisant, qu’est toute performance, avec son lot d’acteurs et de spectateurs. L’entrée en scène de l’acteur principal – physiquement absent de LIVE #1 et escorté de l’artiste Pascal Lièvre dans LIVE #2 – était réglée, ritualisée : Guillaume Leingre descendait l’escalier en métal avant de pénétrer dans l’espace. Une descente pareille à un lever de rideau, mouvement et signal déclencheur du début de l’action fondée sur le(s) geste(s), et non sur la parole. Pas un mot, alors que l’on assiste depuis quelques temps à un retour de la parole dans l’art. Les acteurs vivants de ce “théâtre sans théâtre”, s’ils pouvaient, par la manipulation d’instruments divers, générer des bruits plus ou moins violents, partageaient avec la photographie, cet autre acteur – le premier, statique, mort mais rendu vivant au moyen de l’action –, une forme manifeste de mutisme. Ainsi, aucune espèce d’interactivité avec le public, assistant, témoin, n’a été mise en œuvre dans LIVE si ce n’est à travers le (dé)placement des différents acteurs, conditionnant le (dé)placement des spectateurs à leur tour, intégrés dans la zone d’action – à l’exception de LIVE #1, durant lequel ils étaient littéralement mis à l’écart, hors-champ –, les gestes des acteurs induisant de manière tacite des frontières invisibles entre les deux “camps”.


Mais parmi tous ces personnages, n’oublions pas les objets et autres outils utilisés au cours de ces actions, et achevant d’ancrer ces dernières dans une économie et un ton remarquables. En dépit de sa logique dématérialisante, la performance peut incorporer des objets dont l’usage, détourné, devient artistique, et pouvant eux-mêmes faire œuvres (2). LIVE va à l’encontre de l’aura fétichiste de l’objet et de l’œuvre d’art (3). Aucune des images utilisées, trouvées pour la plupart, ne jouissaient du statut d’œuvres, exceptée la photo de Mapplethorpe qui est d’ailleurs violemment détruite par l’artiste. Quant aux objets à part entière manipulés au cours des performances – raquette et balle de tennis (LIVE #1), fouet (LIVE #2), disqueuse (LIVE #3), échafaudage, racloir et échelle (LIVE #5) : des objets non nobles, bruts voire brutaux et/ou bruitistes, inscrits dans divers registres et esthétiques, du sport au chantier en passant par le “dressage”, ici à connotation sado-masochiste.



S’il a eu recours à des éléments externes, Guillaume Leingre a aussi opéré avec les “moyens du bord”: sa main (LIVE #4) qu’il posa pendant une minute sur une photographie représentant un moulage de main en plâtre, engageant ainsi directement une partie de son propre corps. Mais aussi la lumière naturelle (LIVE #5) qui, sur un mode minimaliste, est symboliquement venue clore le cycle LIVE en bleutant progressivement des lés de papier photo vierges dispersés sur les murs. Enfin, les éléments intrinsèques au lieu lui-même ont été mis à contribution, comme les murs et l’escalier plus haut évoqués, ainsi que les rideaux de fer servant à obstruer les baies vitrées de l’espace, baissés puis relevés pour y faire pénétrer la lumière dans LIVE #5.


L’ “appareil” de LIVE révèle cette “pauvreté” annoncée dès le début de ce texte, laquelle ne vient en rien contredire, mais au contraire amplifie, la teneur et la tenue conceptuelles, formelles et critiques d’un projet littéralement accompli. Si dire c’est faire, faire c’est dire. Guillaume Leingre, avec peu, a fait beaucoup et, bien que sans voix, ne nous en a pas dit moins sur l’art et ses moyens.



(1) L
e sol est également paré lors du LIVE #4, recouvert d’une moquette noire retroussée au pied des murs.
(2) Au sujet des objets de la performance, on pourra signaler l’exposition “Faire des choses avec des mots” ayant réuni les figures de Guy de Cointet, Mike Kelley, Paul McCarthy et Catherine Sullivan au Crac Languedoc-Roussillon à Sète, en 2007. Et, dans un registre plus mutique, l’exposition d’Éric Mangion et Marie de Brugerolle “Ne pas jouer avec les choses mortes”, présentée à la Villa Arson en 2008 et montrant, tels des reliques, des objets utilisés lors de performances.
(3) Si les murs fonctionnent, à l’instar de la photographie, comme un “certificat de présence” (Barthes), attestant l’existence de chaque performance, voire comme une installation “post-performative” à part entière, leur très courte durée de vie en l’état abolit toute tentative de réification à leur égard et en contrarie la pérennité.

Texte publié dans le catalogue "LIVE", Point éphémère, 2010.

http://leingre.free.fr/live.html#