22 mai 2009

Linda Sanchez

La réinvention du quotidien

Cultivant la poésie des inventaires, Linda Sanchez passe le quotidien au crible de son regard, hyperactif. L’observation du réel, y compris ce qu’il comporte de plus anecdotique a priori, constitue au sein de sa démarche une activité maîtresse dont émane un ensemble de notes, micro expériences, faits et gestes faisant œuvre. Extractions, prélèvements et autres récupérations nourrissent une œuvre qui se plaît à explorer les espaces interstitiels et transitoires, refuges de tous les possibles.

Au statut de produit fini, ses œuvres préfèrent le fragile équilibre de figures in progress. Lorsqu’elle ne se contente pas de « braconner » les situations irrégulières que met à sa disposition le réel comme autant de ready made prêts à être cueillis, l’artiste a le plus souvent recours à des matériaux usuels et pauvres, empruntés à la sphère domestique, de la purée de pomme de terre (En attendant que ça refroidisse ?, 2006) au papier à imprimer en passant par le bois et la vaisselle.













Dans une frénésie rhizomique, les fragments se multiplient et s’accumulent, autorisant de possibles rajouts, extensions et autres excroissances à venir, à l’image de la nuée informe que composent des dizaines de multiprises branchées les unes aux autres (Le Potentiel, 2007). Élaborée à partir de toiles d’araignée glanées au gré des flâneries de l’artiste, À la pêche (2007) est une œuvre à échelle variable dont la trame naturelle, reportée sur un fond noir, crée à distance un dessin fébrile, artificiellement souligné par du fil de pêche.


Dans le travail de Linda Sanchez, la représentation du réel passe le plus souvent par sa dissection, sa décomposition, sa destruction et sa restitution, voire sa métamorphose… Ainsi, avec 30 cm (2008), elle conçoit un livre dont l’épaisseur éponyme correspond à celle de la bûche qu’il représente, successivement scannée et poncée, jusqu’à sa disparition. Réduit en poussière, l’objet, conservant dans sa transformation un caractère sculptural, se réincarne à travers l’ouvrage qui, page après page, montre les subtiles variantes de la surface du bois, (ré)animée dans toute sa profondeur…

Une image temps, et mouvement, illustrée par ailleurs par l’installation Débattre la mesure (2007) : une série d’horloges dont le ballet chaotique génère une cartographie aléatoire en permanente reconfiguration. Au prix d’une rumination quotidienne, l’artiste récupère des centaines de papiers de chewing-gum Hollywood bleu et vert dont la stratification engendre un modeste lingot (Ruminant, 2006), la fragilité du papier aluminium se trouvant controversée par la solidité de l’objet métallique obtenu. Des rapports de forces qui font l’objet d’un ensemble d’œuvres expériences alliant une approche théorique, quasi scientifique, à une multitude de travaux pratiques.













La Partie pour le tout
(2007) – des poissons rouges pris dans des bulles en pâte à ballon flottant dans un bocal rempli d’eau – se révèle exemplaire quant à la dimension non seulement métonymique, mais tautologique de nombre de travaux de Linda Sanchez, comme le suggèrent notamment les œuvres User du vent pour produire du vent (2007), faisant interagir une éolienne et un ventilateur de part et d’autre du lieu d’exposition, ou Page(s) (2006), un flip book représentant, image par image, une page en train de se tourner, mais dans le sens inverse de défilement.

Avec une grande économie de moyens, Linda Sanchez s’applique à une constante réinvention du quotidien, (ab)usant du réel comme d’une inépuisable pâte à modeler. Abolissant le statut hiérarchique de ses trouvailles, enregistrements et fabrications jaillissant des creux, terrains de jeux de construction perpétuelle, elle bâtit une œuvre processuelle qui, selon une démonstration empirique jubilatoire, réaffirme tant la fondamentale inutilité de l’art que son absolue nécessité.

Texte paru à l'occasion de l'exposition de Linda Sanchez «Ritournelle et déhanchement», présentée à la galerie Bertrand Grimont jusqu'au 21 juin.
www.bertrandgrimont.com

Photos:
En attendant que ça refroidisse
À la pêche
30 cm
Débattre la mesure
La partie pour le tout
Courtesy Galerie Bertrand Grimont
© Blaise Adilon

Chutes libres

À l’occasion de deux expositions personnelles concomitantes à l’Abbaye de Maubuisson et au Frac Haute Normandie, Dominique Petitgand présente une série de nouvelles installations sonores dont la charge fictionnelle et a fortiori visuelle, déployée à partir des silences, bruits et voix qui les composent, fait office de contrepoint au vide des lieux qui les abritent.

À partir d’enregistrements qu’il réalise lui-même, Dominique Petitgand conçoit des pièces sonores éditées sur disques et/ou d
iffusées lors de séances d’écoute dans l’obscurité. Elles font par ailleurs l’objet d’installations qui, si elles ne donnent certes rien à voir – si ce n’est les lieux où elles prennent place –, se révèlent chargées d’images nichées dans l’espace mental de chaque visiteur/auditeur. Voix, bruits, silences et autres sons constituent la matière première dans laquelle l’artiste sculpte, au moyen du montage, de mystérieux récits, lacunaires et flottants. Une écriture à entendre, ou plutôt à écouter, charriant les souvenirs comme les rêves, appelant réminiscences et projections.













En ce lieu de silence qu’est l’Abbaye de Maubuisson – un ensemble de bâtiments du XIIIe siècle classé monument historique et devenu site d’art contemporain du Conseil général du Val d’Oise –, les œuvres de Petitgand, qui font elles-mêmes la part belle au(x) silence(s), résonnent d‘une façon toute particulière, quand bien même elles préexistent systématiquement aux lieux qu’elles investissent et prennent en compte leur seul contexte spatial et acoustique, et non historique.


Première étape du parcours de l’exposition « Quelqu’un est tombé », l’imposante Grange à dîmes accueille Les Ballons (2006-2009), une installation sonore pour quatre haut-parleurs, répartis aux quatre coins du lieu. Aisément identifiables, des bruits de ballons tissent virtuellement, par leurs trajectoires résonantes et leur caractère répétitif, une figure en creux de l’entêtement, oscillant entre jeu et violence. Le registre a priori ludique de l’œuvre se heurte en effet aux fracas divers qu’engendrent les rebonds des ballons sur un ensemble de réceptacles dont le timbre nuancé restitue une gamme de textures, permettant ainsi à l’œuvre de recouvrer une certaine matérialité. Située sur l’un des flancs de la bâtisse, une double porte, habituellement fermée, marque une ouverture sur l’extérieur, rendue toutefois impraticable par la présence d’une vitre en plexiglas laissant filtrer la lumière naturelle. La lumière, mais aussi les bruits extérieurs, pénètrent à l’intérieur de la grange, abri poreux plongé dans un clair-obscur nécessitant un certain temps d’adaptation visuelle. Inversement, les bruits des ballons, passés presque inaperçus avant l’entrée dans la grange, continuent à se faire entendre à sa sortie, maintenant leur présence puis se dissipant progressivement à mesure que l’on s’éloigne en direction de la seconde installation, située dans le parc, à proximité d’un banc (Exhalaisons, 2002-2009).













Deux haut-parleurs diffusent, dans le dos des auditeurs assis, des séquences sonores : soupirs, respirations, murmures, chantonnements, voix sans texte et autres sons «primitifs» composent une douce rumeur dont le volume maîtrisé crée un espace qui, bien qu’en extérieur, voire public, délimite une zone, presque intime. Pendant les plages de silence, les autres bruits environnants du parc transpercent ses parois invisibles, instaurant ainsi un dialogue aléatoire et perpétuellement changeant avec l’œuvre. L’artiste, tout en isolant le visiteur – ou le simple flâneur – devenu auditeur, ne l’enferme pas en voulant monopoliser son attention, laquelle peut tout aussi bien être distraite par les rires d’enfants jouant dans le parc ou le martèlement du bec d’un pic-vert contre un arbre voisin... Formant une sorte de palimpseste transparent, les couches de sons, pareilles à des calques, se superposent sans se recouvrir les unes les autres, permettant une écoute plurielle, ouverte.














Les balbutiements du langage et autres bruits cèdent la place à la parole qui intervient pour la première fois du parcours dans l’installation Je parle (2009), présentée à juste titre dans l’ancien parloir de l’Abbaye. Deux haut-parleurs posés au sol et tournés contre les murs diffusent de longues séquences musicales résonnant dans tout l’espace, tandis que chacun des deux autres haut-parleurs, posé sur un socle et adoptant ainsi une stature totémique, quasi anthropomorphique, se trouve orienté vers une alcôve isolée acoustiquement, comme parée pour recueillir la parole. Ce procédé d’isolation est de nouveau utilisé dans la troisième et dernière salle de l’installation éponyme de l’exposition « Quelqu’un est tombé », prenant place dans les salles abbatiales. Les anciennes latrines ont en effet été transformées pour l’occasion en un espace feutré, cocon au sein duquel viennent se lover les mots, comme de précieuses confidences ou de lourds aveux. « Quelqu’un est tombé. (…) Je marche, je trébuche, je tombe ». La série d’éclats sonores et les flux instrumentaux, respectivement diffusés dans la salle des religieuses et le sas intermédiaire que constitue l’antichambre, espaces successivement traversés par le visiteur pour accéder aux anciennes latrines, continuent à se faire entendre et contribuent à créer une vibrante tension dramatique.


L’installation éponyme de l’exposition « La tête la première », présentée au Frac Haute Normandie – dont on est tenté d’entendre quelque écho subliminal à l’exposition de Maubuisson tant le titre de la première constituerait une possible suite, car logique, de la seconde (« Quelqu’un est tombé ») –, bien que spécifiquement conçue pour le lieu, adopte plusieurs des procédés précédemment évoqués – l’isolement de la parole dans une pièce feutrée, la superposition des couches de sons, la délimitation de zones par la disposition des haut-parleurs et le règlement du volume sonore, le déplacement du visiteur, etc. – dont les effets collatéraux convergent vers la mise en place, et en scène – voire en pièces, détachées – d’un récit éclaté et haletant que l’artiste laisse à chacun le soin de reconstituer, de réécrire, de réinventer.

La dimension polysémique de l’art de Petitgand autorise à évoquer une certaine gravité, empruntée à double sens, puisqu’il est bien ici question de chute. Et la chute de l’histoire ? Une chute suspendue, libre, ouverte, de même qu’on ne saurait enfermer les créations de l’artiste dans l’art, la musique, la prise de son, l’écriture ou le montage, disciplines dont elles se réclament toutes. Au sein de l’œuvre de Dominique Petitgand, la figure de la chute restitue le vertige qu’elle provoque chez l’auditeur, balloté dans un espace-temps sans cesse reconfiguré, dé(multi)plié, évoluant entre fiction et réalité, angoisses et désirs, souvenirs et projections, ici et ailleurs. Autant de déplacements dont procède une troublante impermanence dessinant en pointillés des paysages (é)mouvants.

Article paru sur le site internet de Mouvement:
http://www.mouvement.fr/site.php?rub=2&id=7d837fd7972ea519

«Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson, jusqu'au 31 août.

Photos:
1-Dominique Petitgand, exposition «Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson, Les Ballons
2-
Dominique Petitgand, exposition «Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson,Exhalaisons
3-
Dominique Petitgand, exposition «Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson, Je parle
© Conseil général du Val d'Oise, photos Catherine Brossais.

4-
Dominique Petitgand, exposition «La tête la première», Frac Haute-Normandie, Sotteville-lès-Rouen
© Frac Haute Normandie, photo Marc Domage.