11 novembre 2009

Gilles Balmet

À vous de voir

En 2004, Gilles Balmet initie la série « Untitled (Rorschach) ». Soigneusement pliée en accordéon, la toile blanche devient le réceptacle des fils de peinture noire coulant du pinceau que l’artiste promène au-dessus d’elle, dans une chorégraphie aussi prudente qu’improvisée. Cette gestuelle, qui n’est bien sûr pas sans évoquer la pratique du dripping associée au peintre américain Jackson Pollock, Gilles Balmet en fait ici la base d’un procédé – et processus – de fabrication dans lequel interviennent successivement le rassemblement de cet accordéon de toile, puis, une fois la peinture répartie de chaque côté de la pliure, de son « tirage », terme qui pointe la dimension photographique de cet instant révélateur.


Recouvrant sa forme originelle, la toile déployée dévoile alors un ensemble de motifs, lesquels, à l’instar des taches constituant les dix planches du test d’évaluation psychologique de Rorschach, fonctionnent par symétrie – et immiscent d’ores et déjà l’idée d’un voir double. D’emblée, l’artiste inscrit au cœur de son œuvre – dont cette série est à plusieurs titres « symptomatique » et révélatrice – l’importance que revêt la dimension interprétative à son égard. « Que voyez-vous ? » Telle est la question. La réponse, quant à elle, est plurielle. Avec « Untitled (Rorschach) », mais aussi, bien que d’une manière a priori moins évidente, à travers toute son œuvre picturale, Gilles Balmet « teste » ni plus ni moins notre capacité à voir, mettant sans conteste en défaut la formule tautologique d’un Frank Stella, « What you see is what you see », pour lui préférer l’idée d’un au-delà du visible, transcendé par l’imaginaire.

D’un bout à l’autre de son œuvre, Gilles Balmet maintient une tension, palpable, entre abstraction et figuration. La première, inhérente à sa pratique artistique, est rattrapée en chemin par la seconde, laquelle procède moins de sa volonté de donner à voir un ensemble précis de formes que de notre besoin « naturel » à vouloir les identifier. Même lorsque le geste, bien qu’aléatoire, semble aller dans le sens d’une prédétermination des formes, celles-ci s’inscrivent au sein d’une réalité flottante, mouvante.


C’est notamment le cas de la série « Ink Mountains » (2009) qui, comme son nom le laisse à penser, donne à voir des « montagnes d’encre » dont l’apparition succède à l’immersion partielle de feuilles de papier blanc dans des lavis d’encre de Chine, puis à leur pulvérisation furtive de peinture acrylique dont l’agglomération crée des scories accentuant le réalisme de ces figures. Mais il n’en demeure pas moins difficile, voire impossible, de leur attribuer une topographie immuable : tour à tour lunaires, désertiques ou montagneux, les paysages qu’elles dessinent nous transporte à chaque fois en terres inconnues.

Cette intention est poussée à son paroxysme avec une série comme « Erased Landscapes » (2009) : aux formes harmonieuses et paisibles des « Ink Mountains » s’est substitué un enchevêtrement de traits au fusain et à la gomme dont le chaos fracassant évoque quelque paysage post apocalyptique, en proie à la destruction ou, précisément, à l’effacement. L’artiste évoque lui-même « les ravages de bombardements, l’effondrement du World Trade Center ou encore les décharges sauvages regorgeant de détritus industriels et ménagers au cœur de forêts luxuriantes ».


La confusion qui transparaît dans ces dessins, eux-mêmes nés d’un ensemble de gestes rapides, presque impulsifs, se révèle propice à toutes les « visions »… Ce terme prend peut-être tout son sens dans d’autres œuvres très récentes de l’artiste qui, sur la base de séries en noir et blanc – « Ink Mountains » pour « Chemical Landscapes » et « Erased Landscapes » pour « Coloured Visions » –, donnent à voir des paysages hallucinatoires, sous un déluge arc-en-ciel dont les accents quasi psychédéliques détonent avec l’esprit volontiers zen de nombre d’œuvres en noir et blanc de l’artiste. Cette déferlante de couleurs ajoute bien sûr à l’étrangeté qui se dégage de ses œuvres, et au trouble qu’elles sont susceptibles de provoquer.


Gilles Balmet n’a de cesse de rechercher de nouveaux gestes et processus créatifs, et avec eux, de « nouveaux territoires », titre de l’une des huit séries récentes présentées aux Éditions Marguerite Waknine. Cette dernière constitue la version colorée d’une série précédente intitulée « From Above », reprenant partiellement le titre d’une installation de l’artiste allemand Wolfgang Tillmans – View from Above (2003) – dont Gilles Balmet admire particulièrement le travail avec lequel il partage, à travers cette série notamment, l’expérimentation et le jeu sur les couleurs et la lumière qui en émane. Pour la réaliser, l’artiste disperse, sur une bâche de chantier en plastique posée au sol, des encres colorées créant sur toute sa surface une sorte de all over bigarré. De différentes tailles, des feuilles de papier préalablement humidifiées y sont déposées puis, après une phase de séchage, sont décollées, révélant ainsi des mondes variablement sombres et luminescents nés de cette mise en contact à la fois minutieuse et hasardeuse.
Oscillant entre les échelles microscopique et macroscopique, les sphères organique et végétale, les registres réaliste et « fantastique », les étendues complexes que compose l’artiste invitent à de multiples lectures qui sonnent comme autant d’extensions de l’œuvre devenue, à travers le regard, le creuset d’une myriade d’images mentales rémanentes, l’alchimie imprévisible des matières se prolongeant dans l’œil et l’esprit de chaque regardeur.

Texte publié dans Gilles Balmet – Œuvres sur papier 2, Éditions Marguerite Waknine, octobre 2009.
http://margueritewaknine.free.fr/entree.htm
http://gillesbalmet.free.fr

Photos:1) Untitled (Rorschach) #2, 2007, peinture glycérophtalique sur toile, 190 x 300 cm2) Ink Mountains, 2009, lavis d’encre de Chine et peinture en bombe sur papier, 50 x 70 cm
3) Erased Landscapes, 2009, fusain sur papier, 50 x 70 cm.
4) Les Nouveaux territoires, 2009, encres colorées sur papier, 29,7 x 42 cm.

25 septembre 2009

Gold Rush : Site en (RE/DE) construction


Bien que séparés par des milliers de kilomètres, Marie-Jeanne Hoffner (France) et Stephen Garrett (Australie) se rejoignent sur un ensemble de points communs balisant le territoire qu’ils se bâtissent progressivement, terrain d’entente, d’échanges et d’expérimentations jetant des ponts entre leurs pratiques respectives. Baptisé « RE/DE », ce territoire aujourd’hui inauguré à la Rochelle par une « ruée vers l’or » prometteuse, se présente comme un laboratoire de recherches autorisant toutes sortes de constructions pouvant être reconstruites, déconstruites, à l’infini. En somme, continuer à creuser, jusqu’à trouver, et percer à jour une forme nouvelle, mouvante, en permanente évolution. « RE/DE » procède d’une remise en question bipartite aspirant à l’élaboration de solutions partagées – et néanmoins aussi temporaires que l’est leur exposition – comme horizon artistique : la zone étendue de jonction entre deux manières de faire, et de penser.

L’un de ces points communs consiste à porter une attention toute particulière aux divers espaces et lieux qu’ils habitent et traversent – qu’il s’agisse de lieux de travail, comme l’atelier, ou de vie, comme l’appartement ou la maison –, et dont ils retranscrivent les formes et révèlent les traces. Ainsi, d’une opération préalable de mesures procèdent plans, maquettes et autres mises en perspectives en deux ou trois dimensions. Ancrées dans le registre architectural, ces manœuvres instillent, à travers le déplacement de lieux préexistants au sein d’autres lieux et à travers différents mediums, un décalage relevant des pratiques de représentation, et non de réplique pure et simple. Translations et glissements multiplient les « erreurs » – et les errances – et agrandissent les marges, les failles qui garantissent l’originalité de l’œuvre, et son détachement des réalités concrètes sur lesquelles elle se base en premier lieu. Telle une île, l’œuvre, en tant qu’extension du réel, s’en sépare tout en y restant, ne serait-ce que symboliquement, attachée.














Observant une logique du remake, opération de répétition portant en elle la différence, ces représentations font en effet bien souvent des infidélités au réel, introduisant ainsi, de façon plus ou moins perceptible, un « jeu » entre l’œuvre et son référent, qui repose parfois sur l’illusion d’optique. Par exemple, pour advance/retreat (Gallery 1) (2008), Stephen Garrett tend verticalement 9000 mètres de fil de nylon à quelques centimètres des murs, dont la couleur blanche fait passer l’intervention presque inaperçue. Avec Rampe d’escalier (2007), Marie-Jeanne Hoffner réalise quant à elle une œuvre qui pourrait évoquer le trompe-l’œil : sur des lés de PVC blanc, elle reporte en creux, au feutre noir, la trame de l’escalier qu’ils occultent sans toutefois en condamner l’accès. Un dédoublement, une sur-impression créant un léger trouble perceptif.

C’est à un partage du sensible que nous invitent Marie-Jeanne Hoffner et Stephen Garrett, dont plusieurs interventions in situ relèvent de l’empreinte. Réalisée en 1998, l’une des premières œuvres de Marie-Jeanne Hoffner était une sorte de membrane en latex ayant épousé les formes de la pièce vide d’un appartement [Rue du Moulin, Nantes], faisant ainsi office de seconde peau ayant imprimé, comme la mémoire, l’esprit des lieux à travers ses moindres reliefs, éléments structurels – embrasures, fenêtres, moulures, radiateur, cheminée, etc. – et autres scories laissant des marques. Dans le même esprit, en 2006, Stephen Garrett présente, dans l’espace d’exposition de l’Alliance française de Melbourne, un rouleau de papier kraft ayant préalablement recouvert la totalité du sol de ce même espace, et sur lequel apparaissent les différentes aspérités de ce dernier – grilles, contours, lames de parquet etc. –, marquées à la craie blanche [Blueprint (1:1)]. Ce « lien du sol » refait surface dans le travail de Stephen Garrett en 2007, avec l’installation Drawing for Floor and Wall : une partie de la surface du lieu d’exposition est recouverte de papier adhésif transparent. La « récolte » obtenue des différents débris et poussières jonchant le sol est ainsi reportée sur le mur blanc, donnant à voir les traces et indices prélevés du lieu lui-même à travers une sorte de fresque.

La dimension in situ constitue une caractéristique essentielle de l’œuvre de Stephen Garrett, comme de celle de Marie-Jeanne Hoffner. À l’écoute des lieux qu’ils investissent et dont ils prennent littéralement la mesure, les deux artistes conçoivent des pièces partiellement déterminées par les données intrinsèques des espaces où elles viennent s’inscrire. Reconfigurés, transformés, ces derniers deviennent des contenants pour des éléments pouvant donner lieu à de véritables passages et offrir de nouveaux modes de circulation.


Le projet présenté à l’Espace Art Contemporain de La Rochelle s’articule précisément autour d’une structure faisant le lien entre les trois salles qui le composent. Évoquant le genre de structures utilisées dans les mines, elle convoque ainsi la « Ruée vers l’or », un mythe encore bien réel, notamment en Australie, où les mines d’or sont toujours d’actualité. L’œuvre nous plonge ainsi mentalement dans une autre dimension, souterraine, cachée, et propose une remontée virtuelle dans le temps, la mémoire et le fantasme. Une sérigraphie représentant la plus grosse pépite d’or jamais trouvée témoigne d’une certaine réalité en même temps qu’elle rend compte du caractère quasi surréaliste de cet objet extraordinaire.

Plus loin, le mot HORIZON, devenu illisible, est incarné dans un néon qui trace une ligne accidentée évoquant quelque paysage. Des grands espaces clairs aux excavations les plus sombres où, enseveli, sommeille un or possible, « Gold Rush » se présente comme une invitation au voyage, à une exploration des lieux et des espaces – de leur surface comme de leurs profondeurs…

Visuels:
1) Floor (lit up), 2008. Marie-Jeanne Hoffner
2, 3, 4 et 5) Vues de l'exposition "Gold Rush" à l'Espace Art contemporain de La Rochelle.


Ce texte est paru dans une publication papier attenante à l'exposition "Gold Rush", présentée
à l'Espace Art contemporain de La Rochelle du 26 juin au 22 août 2009.

22 mai 2009

Linda Sanchez

La réinvention du quotidien

Cultivant la poésie des inventaires, Linda Sanchez passe le quotidien au crible de son regard, hyperactif. L’observation du réel, y compris ce qu’il comporte de plus anecdotique a priori, constitue au sein de sa démarche une activité maîtresse dont émane un ensemble de notes, micro expériences, faits et gestes faisant œuvre. Extractions, prélèvements et autres récupérations nourrissent une œuvre qui se plaît à explorer les espaces interstitiels et transitoires, refuges de tous les possibles.

Au statut de produit fini, ses œuvres préfèrent le fragile équilibre de figures in progress. Lorsqu’elle ne se contente pas de « braconner » les situations irrégulières que met à sa disposition le réel comme autant de ready made prêts à être cueillis, l’artiste a le plus souvent recours à des matériaux usuels et pauvres, empruntés à la sphère domestique, de la purée de pomme de terre (En attendant que ça refroidisse ?, 2006) au papier à imprimer en passant par le bois et la vaisselle.













Dans une frénésie rhizomique, les fragments se multiplient et s’accumulent, autorisant de possibles rajouts, extensions et autres excroissances à venir, à l’image de la nuée informe que composent des dizaines de multiprises branchées les unes aux autres (Le Potentiel, 2007). Élaborée à partir de toiles d’araignée glanées au gré des flâneries de l’artiste, À la pêche (2007) est une œuvre à échelle variable dont la trame naturelle, reportée sur un fond noir, crée à distance un dessin fébrile, artificiellement souligné par du fil de pêche.


Dans le travail de Linda Sanchez, la représentation du réel passe le plus souvent par sa dissection, sa décomposition, sa destruction et sa restitution, voire sa métamorphose… Ainsi, avec 30 cm (2008), elle conçoit un livre dont l’épaisseur éponyme correspond à celle de la bûche qu’il représente, successivement scannée et poncée, jusqu’à sa disparition. Réduit en poussière, l’objet, conservant dans sa transformation un caractère sculptural, se réincarne à travers l’ouvrage qui, page après page, montre les subtiles variantes de la surface du bois, (ré)animée dans toute sa profondeur…

Une image temps, et mouvement, illustrée par ailleurs par l’installation Débattre la mesure (2007) : une série d’horloges dont le ballet chaotique génère une cartographie aléatoire en permanente reconfiguration. Au prix d’une rumination quotidienne, l’artiste récupère des centaines de papiers de chewing-gum Hollywood bleu et vert dont la stratification engendre un modeste lingot (Ruminant, 2006), la fragilité du papier aluminium se trouvant controversée par la solidité de l’objet métallique obtenu. Des rapports de forces qui font l’objet d’un ensemble d’œuvres expériences alliant une approche théorique, quasi scientifique, à une multitude de travaux pratiques.













La Partie pour le tout
(2007) – des poissons rouges pris dans des bulles en pâte à ballon flottant dans un bocal rempli d’eau – se révèle exemplaire quant à la dimension non seulement métonymique, mais tautologique de nombre de travaux de Linda Sanchez, comme le suggèrent notamment les œuvres User du vent pour produire du vent (2007), faisant interagir une éolienne et un ventilateur de part et d’autre du lieu d’exposition, ou Page(s) (2006), un flip book représentant, image par image, une page en train de se tourner, mais dans le sens inverse de défilement.

Avec une grande économie de moyens, Linda Sanchez s’applique à une constante réinvention du quotidien, (ab)usant du réel comme d’une inépuisable pâte à modeler. Abolissant le statut hiérarchique de ses trouvailles, enregistrements et fabrications jaillissant des creux, terrains de jeux de construction perpétuelle, elle bâtit une œuvre processuelle qui, selon une démonstration empirique jubilatoire, réaffirme tant la fondamentale inutilité de l’art que son absolue nécessité.

Texte paru à l'occasion de l'exposition de Linda Sanchez «Ritournelle et déhanchement», présentée à la galerie Bertrand Grimont jusqu'au 21 juin.
www.bertrandgrimont.com

Photos:
En attendant que ça refroidisse
À la pêche
30 cm
Débattre la mesure
La partie pour le tout
Courtesy Galerie Bertrand Grimont
© Blaise Adilon

Chutes libres

À l’occasion de deux expositions personnelles concomitantes à l’Abbaye de Maubuisson et au Frac Haute Normandie, Dominique Petitgand présente une série de nouvelles installations sonores dont la charge fictionnelle et a fortiori visuelle, déployée à partir des silences, bruits et voix qui les composent, fait office de contrepoint au vide des lieux qui les abritent.

À partir d’enregistrements qu’il réalise lui-même, Dominique Petitgand conçoit des pièces sonores éditées sur disques et/ou d
iffusées lors de séances d’écoute dans l’obscurité. Elles font par ailleurs l’objet d’installations qui, si elles ne donnent certes rien à voir – si ce n’est les lieux où elles prennent place –, se révèlent chargées d’images nichées dans l’espace mental de chaque visiteur/auditeur. Voix, bruits, silences et autres sons constituent la matière première dans laquelle l’artiste sculpte, au moyen du montage, de mystérieux récits, lacunaires et flottants. Une écriture à entendre, ou plutôt à écouter, charriant les souvenirs comme les rêves, appelant réminiscences et projections.













En ce lieu de silence qu’est l’Abbaye de Maubuisson – un ensemble de bâtiments du XIIIe siècle classé monument historique et devenu site d’art contemporain du Conseil général du Val d’Oise –, les œuvres de Petitgand, qui font elles-mêmes la part belle au(x) silence(s), résonnent d‘une façon toute particulière, quand bien même elles préexistent systématiquement aux lieux qu’elles investissent et prennent en compte leur seul contexte spatial et acoustique, et non historique.


Première étape du parcours de l’exposition « Quelqu’un est tombé », l’imposante Grange à dîmes accueille Les Ballons (2006-2009), une installation sonore pour quatre haut-parleurs, répartis aux quatre coins du lieu. Aisément identifiables, des bruits de ballons tissent virtuellement, par leurs trajectoires résonantes et leur caractère répétitif, une figure en creux de l’entêtement, oscillant entre jeu et violence. Le registre a priori ludique de l’œuvre se heurte en effet aux fracas divers qu’engendrent les rebonds des ballons sur un ensemble de réceptacles dont le timbre nuancé restitue une gamme de textures, permettant ainsi à l’œuvre de recouvrer une certaine matérialité. Située sur l’un des flancs de la bâtisse, une double porte, habituellement fermée, marque une ouverture sur l’extérieur, rendue toutefois impraticable par la présence d’une vitre en plexiglas laissant filtrer la lumière naturelle. La lumière, mais aussi les bruits extérieurs, pénètrent à l’intérieur de la grange, abri poreux plongé dans un clair-obscur nécessitant un certain temps d’adaptation visuelle. Inversement, les bruits des ballons, passés presque inaperçus avant l’entrée dans la grange, continuent à se faire entendre à sa sortie, maintenant leur présence puis se dissipant progressivement à mesure que l’on s’éloigne en direction de la seconde installation, située dans le parc, à proximité d’un banc (Exhalaisons, 2002-2009).













Deux haut-parleurs diffusent, dans le dos des auditeurs assis, des séquences sonores : soupirs, respirations, murmures, chantonnements, voix sans texte et autres sons «primitifs» composent une douce rumeur dont le volume maîtrisé crée un espace qui, bien qu’en extérieur, voire public, délimite une zone, presque intime. Pendant les plages de silence, les autres bruits environnants du parc transpercent ses parois invisibles, instaurant ainsi un dialogue aléatoire et perpétuellement changeant avec l’œuvre. L’artiste, tout en isolant le visiteur – ou le simple flâneur – devenu auditeur, ne l’enferme pas en voulant monopoliser son attention, laquelle peut tout aussi bien être distraite par les rires d’enfants jouant dans le parc ou le martèlement du bec d’un pic-vert contre un arbre voisin... Formant une sorte de palimpseste transparent, les couches de sons, pareilles à des calques, se superposent sans se recouvrir les unes les autres, permettant une écoute plurielle, ouverte.














Les balbutiements du langage et autres bruits cèdent la place à la parole qui intervient pour la première fois du parcours dans l’installation Je parle (2009), présentée à juste titre dans l’ancien parloir de l’Abbaye. Deux haut-parleurs posés au sol et tournés contre les murs diffusent de longues séquences musicales résonnant dans tout l’espace, tandis que chacun des deux autres haut-parleurs, posé sur un socle et adoptant ainsi une stature totémique, quasi anthropomorphique, se trouve orienté vers une alcôve isolée acoustiquement, comme parée pour recueillir la parole. Ce procédé d’isolation est de nouveau utilisé dans la troisième et dernière salle de l’installation éponyme de l’exposition « Quelqu’un est tombé », prenant place dans les salles abbatiales. Les anciennes latrines ont en effet été transformées pour l’occasion en un espace feutré, cocon au sein duquel viennent se lover les mots, comme de précieuses confidences ou de lourds aveux. « Quelqu’un est tombé. (…) Je marche, je trébuche, je tombe ». La série d’éclats sonores et les flux instrumentaux, respectivement diffusés dans la salle des religieuses et le sas intermédiaire que constitue l’antichambre, espaces successivement traversés par le visiteur pour accéder aux anciennes latrines, continuent à se faire entendre et contribuent à créer une vibrante tension dramatique.


L’installation éponyme de l’exposition « La tête la première », présentée au Frac Haute Normandie – dont on est tenté d’entendre quelque écho subliminal à l’exposition de Maubuisson tant le titre de la première constituerait une possible suite, car logique, de la seconde (« Quelqu’un est tombé ») –, bien que spécifiquement conçue pour le lieu, adopte plusieurs des procédés précédemment évoqués – l’isolement de la parole dans une pièce feutrée, la superposition des couches de sons, la délimitation de zones par la disposition des haut-parleurs et le règlement du volume sonore, le déplacement du visiteur, etc. – dont les effets collatéraux convergent vers la mise en place, et en scène – voire en pièces, détachées – d’un récit éclaté et haletant que l’artiste laisse à chacun le soin de reconstituer, de réécrire, de réinventer.

La dimension polysémique de l’art de Petitgand autorise à évoquer une certaine gravité, empruntée à double sens, puisqu’il est bien ici question de chute. Et la chute de l’histoire ? Une chute suspendue, libre, ouverte, de même qu’on ne saurait enfermer les créations de l’artiste dans l’art, la musique, la prise de son, l’écriture ou le montage, disciplines dont elles se réclament toutes. Au sein de l’œuvre de Dominique Petitgand, la figure de la chute restitue le vertige qu’elle provoque chez l’auditeur, balloté dans un espace-temps sans cesse reconfiguré, dé(multi)plié, évoluant entre fiction et réalité, angoisses et désirs, souvenirs et projections, ici et ailleurs. Autant de déplacements dont procède une troublante impermanence dessinant en pointillés des paysages (é)mouvants.

Article paru sur le site internet de Mouvement:
http://www.mouvement.fr/site.php?rub=2&id=7d837fd7972ea519

«Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson, jusqu'au 31 août.

Photos:
1-Dominique Petitgand, exposition «Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson, Les Ballons
2-
Dominique Petitgand, exposition «Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson,Exhalaisons
3-
Dominique Petitgand, exposition «Quelqu'un est tombé», Abbaye de Maubuisson, Je parle
© Conseil général du Val d'Oise, photos Catherine Brossais.

4-
Dominique Petitgand, exposition «La tête la première», Frac Haute-Normandie, Sotteville-lès-Rouen
© Frac Haute Normandie, photo Marc Domage.

13 mars 2009

Son et lumière


«Décélération» : le titre de l’exposition de Dominique Blais à la Galerie Edouard Manet donne le ton, et le rythme. Une invitation à la contemplation
visuelle et auditive d’une œuvre sensible qui combine arts plastiques et sonores et joue avec subtilité sur les seuils de la perception.













Pour sa première exposition personnelle dans un centre d’art, Dominique Blais, né en 1974, ne s’est pas laissé emporter par l’envergure de l’événement en voulant en faire trop. À l’image de nombre de ses œuvres, cette exposition, intitulée « Décélération », est remarquable de retenue et de sensibilité. Et il s’agit bel et bien des plus précieux de nos sens, la vue et l’ouïe, qu’elle s’applique ici à canaliser, à ralentir, à apaiser aussi.
Regarder et écouter, c’est précisément ce à quoi nous incite la première œuvre présentée dans l’exposition : Transposition (Variations) est une vidéo de 26 minutes construite sur une succession de plans séquences montrant le trompettiste canadien Gordon Allen se livrer à une improvisation musicale. Ainsi explicitement donné à voir par ces images, le son s’en trouve toutefois physiquement dissocié du fait qu’il émane en réalité, de façon simultanée, de structures tubulaires suspendues au dessus de trois « îlots » circulaires sur lesquels les visiteurs, baignant dans l’obscurité ambiante, sont invités à venir se (re)poser, écouter et/ou regarder. Une attention particulière est requise tant l’image, comme le son – parfois réduit à un simple souffle –, se révèlent ténus, respectivement inondée d’ombre et parsemé de silences.

Cette vidéo et le dispositif qui l’accompagne semblent conditionner en partie notre perception de l’installation suivante (Les Disques, 2008), laquelle, dans une seconde salle, orchestre le ballet hypnotique d’une douzaine de cymbales moulées en grès d’Irak. Pendues à des fils d’acier reliés à de petits moteurs rotatifs fixés au plafond, les cymbales, effleurant le sol, tournoient lentement sur elles-mêmes et créent par leur frottement mutuel, bien loin du claquement énergique et tonitruant qui caractérise habituellement cet instrument de percussion, une bande son sourde et abstraite. La relative violence qu’implique l’utilisation de l’instrument est ici niée du fait du dispositif mis en place et du matériau utilisé, dont la fragilité exclut le recours à toute brutalité, alors synonyme de destruction. Douceur et lenteur se conjuguent ici pour diffuser une quiétude que ne se risquent pas à venir perturber les œuvres visibles – et inaudibles – dans la troisième et dernière salle de l’exposition.

Transmission (2008) est constituée de deux baies de sonorisation reliées entre elles par une centaine de câbles longs de plusieurs mètres venant en quelque sorte compenser, par leur matérialité invasive et chaotique, l’immatérialité d’un son qui plus est absent. En effet, si la présence d’un contenu sonore ne fait ici aucun doute – l’appareil émetteur indique la lecture d’un CD tandis que l’appareil récepteur signale les modulations sonores au moyen de diodes lumineuses en mouvement –, celui-ci est tu, étouffé, réduit à un simple flux symboliquement spatialisé par les câbles, matériau que l’on pourrait qualifier de fil conducteur de l’œuvre de Dominique Blais tant il s’y trouve présent. Posé sur un coffrage blanc greffé à l’un des murs de l’espace, c’est précisément un câble électrique, dont une section est constituée d’un néon éclairant à lui seul toute la pièce, qui compose cette œuvre issue de la série «Les Cordes», initiée en 2007.« Libérant » métaphoriquement l’énergie électrique contenue dans le câble au moyen du néon lumineux, elle s’impose comme un contrepoint visuel à l’œuvre qu’elle côtoie – Transmission – qui au contraire, « emprisonne » le son.

Le parcours conçu par Dominique Blais dans cette exposition soulevant l’évocation en creux de la musique, récurrente dans sa démarche, met en évidence un double mouvement articulé autour des problématiques sensorielles qui habitent son œuvre : de Transposition (Variations) à Transmission – en passant par Les Disques et Les Cordes – le son s’exténue, jusqu’à disparaître, alors que la luminosité artificielle croît. Une progression en douceur qui, à l’image du fader, cet outil permettant de contrôler le volume d’une piste audio et d’éviter ainsi les à-coups brutaux et autres accélérations déroutantes, impose un rythme qui va à l’encontre de celui dicté aujourd’hui par une société dont les dérèglements proviennent tant de sa désynchronisation que de son obsession de (donner à) vivre le monde en temps réel. La «décélération» de Dominique Blais déploie un univers en son et lumière épargné par la dérive spectaculaire qui gagne de plus en plus de terrain dans le champ des arts plastiques. Du ralentissement comme montée en puissance…

Texte publié sur le site de Mouvement:
http://www.mouvement.fr/site.php?rub=2&id=61be20aad889236b

Lien vers le site de l'artiste:
http://www.dominiqueblais.tk/

Crédits photographiques:
Transposition (Variations), 2008
Les disques, 2008
Transmission, 2008
Sans titre (Les cordes), 2008
Courtesy Galerie Xippas, Paris
© Emba Manet / Photo : Laurent Lecat

4 mars 2009

La Marge d'errance


À l’occasion de la parution de ses deux recueils de photographies, Alphabet Truck et Twentysix Abandoned Gasoline Stations, Éric Tabuchi présentait l’exposition «K concret» à la Galerie Florence Loewy jusqu’au 5 décembre dernier. Des photographies extraites de ses multiples séries y cotoyaient de menus objets et autres écritures en trois dimensions: autant de signes d’un langage codé révélant en filigrane l’histoire personnelle de l’artiste, errant dans un
entre-deux identitaire et culturel.

Gamin, languissant d’ennui ou trépignant d’impatience sur la banquette arrière d’une auto filant sur la route des vacances, on s’est tous inventé des distractions pour faire passer le temps: trouver le département correspondant à telle plaque d’immatriculation, vociférer au premier véhicule rouge aperçu ou dénicher dans le paysage un élément commençant par la lettre b. Au volant de sa voiture, Éric Tabuchi a eu une autre idée : recomposer l’alphabet en photographiant l’arrière de camions de marchandise affublé d’une lettre logotypée. Une entreprise certes ludique en apparence, mais non moins fastidieuse : quelques milliers de kilomètres parcourus durant ces quatre dernières années auront été nécessaires pour aller, dans le désordre bien entendu, du point A au point Z, et finalement constituer les 26 éléments d’un premier Alphabet Truck paru dernièrement, une seconde édition étant d’ores et déjà au programme. Quatre ans à coller au Q des camions sans états d’âme, avant de finir par tomber dessus…

S’il est finalement venu à bout de l’alphabet, il n’a pas eu besoin d’aller au bout du monde – et encore moins jusqu’aux Etats(-Unis) d’Amérique, à l’instar de ses «pères»: John Baldessari , Ed Rusha ou Stephen Shore – pour réaliser ses différentes séries photographiques en extérieur jour, à l’écart des villes, «dans un périmètre de 250 kilomètres autour de Paris» avoue-t-il même. Peuplées d’architectures incongrues, de monuments improbables, de figures in progress ou déjà ruinées, et autres situations frôlant l’absurde avec non-lieux et terrains vagues pour toile de fond, ces séries, conçues comme de véritables collections, se caractérisent notamment par l’absence manifeste de toute présence humaine. Une manière détournée de parler de l’homme, lequel, à un moment donné, sera intervenu dans ces divers «chantiers», que ce soit sur le plan de la conception, du simple assemblage ou de la construction, de l’abandon voire de la destruction.

Parler. Car c’est à un ensemble de dialectes que l’œuvre d’Éric Tabuchi nous confronte.

Si l’Alphabet Truck constitue une typographie en bonne et due forme – quoique fortement dépareillée, apparaissant comme un contrepoint à une uniformisation généralisée – après que ses éléments mobiles et dispersés ont été figés et rassemblés par les soins de leur «traqueur» appareillé et motorisé, d’autres alphabets, cette fois dépourvus de lettres, ont vu le jour et ponctuent çà et là un langage codé qu’il nous reste à déchiffrer. Allant de pair avec l’Alphabet Truck et figurant ainsi les possibles vestiges d’un road trip dont elles seraient les étapes, les Twentysix Abandoned Gasoline Stations – remake désenchanté des Twentysix Gasoline Stations glanées par Ed Rusha sur la mythique Road 66 en 1963 – révèlent cet état d’entre-deux qui parcourt toute l’œuvre, et l’histoire, de l’artiste, né en France d’une mère danoise et d’un père japonais.

Une identité prise entre deux feux culturels pour le moins distincts, que l’artiste emprunte à double sens.

Plusieurs pièces ou dispositifs étaient d’ailleurs visibles à la Galerie Florence Loewy, auxquels la tautologie prête sa redondance: au moyen des lettres de son Alphabet Truck, l’artiste écrit Crossroad (croisement, carrefour) tout en formant une croix; le mot Frame (encadrement) est constitué de papier blanc encadré sous verre suivant les formes des lettres qui le composent; Slice of Life (tranche de vie) est conçu comme une écriture en volume, découpée dans la matière de sorte à occuper un coin de table, entre autres occurrences. L’artiste superpose ainsi signifiant et signifié, fond et forme, de même que son identité semble, au lieu d’être tiraillée entre deux pôles, cumuler deux pays, deux cultures, ce que pourrait symboliser l’une de ses micro sculptures arborant une forme circulaire dont le motif provient de la fusion des drapeaux danois et japonais, tous deux rouge et blanc.

La France serait-elle le résultat de cette insolite addition ? C’est scientifiquement peu concevable, mais dans les faits, Éric Tabuchi a opté pour ce territoire qu’il n’a de cesse de baliser en le parcourant avec les yeux d’un étranger en son pays, d’un éternel gamin curieux de tous les possibles qu’offre le réel, pour peu qu’on sache le regarder. Attentif aux formes et figures préexistantes qui l’entourent et l’attirent, il réactive en la déplaçant la fameuse formule duchampienne – « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux » –, souvent paraphrasée – « C’est le regardeur qui fait l’œuvre ». Le regardeur étant ici, en amont, l’artiste, auquel on prête communément la capacité, sinon la «mission», de voir autrement et de donner à voir ce qui nous est invisible. En tant que découvreur et instigateur de ready made, Éric Tabuchi érige ainsi en tant qu’œuvre d’art, par photographie interposée, ce qui a priori ne relève en rien de ce statut.

Image fixe, la photographie intègre ici le mouvement dans sa dimension cachée – les déplacements, virées et autres sorties de route nécessaires à l’entreprise de l’artiste. Cet hors-champ itinérant nimbé de mystère et de fantasme, qui constitue la partie immergée de l’iceberg, tend à infléchir le caractère à peine documentaire et «objectif» provenant notamment de l’aspect sériel de la manœuvre, qu’incarne de façon paroxystique l’immense œuvre des Becher. À l’instar de la série des Formes du repos d’un Raphaël Zarka, temps et mouvement s’inscrivent en creux dans les photographies d’Éric Tabuchi – les séries Alphabet Truck et Mobile Home entretiennent ici un rapport plus direct avec la notion de mouvement –, et constituent les traits de caractère d’une œuvre processuelle qui nous fait voir du pays en même temps qu’elle dessine en pointillés une cartographie intimiste d’un de ses fervents arpenteurs.

http://www.erictabuchi.fr


Texte publié dans le dernier Particules (n°23 février-mars), disponible dans toutes les bonnes galeries...

Photos:
Vues de l'exposition «K concret», Galerie Florence Loewy, 2008. Courtesy Galerie Florence Loewy / Éric Tabuchi.