27 janvier 2011

LIVE, Guillaume Leingre, Point éphémère, 2010


Cinq actions pour toute forme


D’emblée, l’on pourrait affirmer que la richesse de LIVE tient à son essentielle “pauvreté”. Entendons, par ce terme a priori péjoratif, l’économie de moyens manifeste qui caractérise chacune des cinq parties constituant LIVE.


Commençons, puisqu’il est à la base du projet, par l’espace lui-même, crucial dès qu’il s’agit de performance, un art proprement in situ. À peine séparé du bar-restaurant du Point éphémère, visible de l’extérieur à travers de larges baies vitrées – et vice versa –, percé par un pilier en béton, sectionné par un escalier en métal et traversé par une passerelle permettant l’accès aux étages supérieurs abritant ateliers et studios : un espace donné avec/dans lequel il a fallu composer. Cet espace, Guillaume Leingre ne l’a pas réduit à un simple contenant mais l’a, à cinq reprises, transformé tout en en préservant l’intégrité architecturale. Il est devenu le décor intrinsèque de chaque LIVE, pour lequel le mur de béton s’est vu revêtir un costume particulier (1). Dans leur ordre d’apparition: noir avec une bande blanche, rose, blanc ponctué de formes suprématistes, gris pâle, blanc rayé de bandes bleues – des lés de papier photo vierge bleutés sous l’effet de la lumière.


Une fois habillés – toujours “pour l’occasion” –, et pouvant faire eux-mêmes images, les murs ont aussi servi de support. En premier lieu, pour la photographie, stimulus de chaque action – ou, dans le cas de LIVE #5, résultat de l’action – : nue ou sous verre, collée, soigneusement accrochée, grossièrement scotchée, pendue ou maintenue par des objets. Mais encore, support des traces et autres marques procédant de certains actes dont la violence, latente ou effective, répondit à la “dureté”, tant physique que symbolique, du béton utilisé pour cette architecture d’origine industrielle : les impacts de balle (LIVE #1), les coups de fouet (LIVE #2), les entailles à la disqueuse (LIVE #3). Le mur lui-même, marqué, empreinté, dessiné voire sculpté, est devenu surface d’action, et preuve de cette action effectuée devant, sur et contre lui.

Si LIVE intègre la question des contraintes, il parle aussi des limites – notion historiquement attachée au genre, certes protéiforme, de la performance – pouvant évoquer, sur le plan photographique, le “cadre”.



Hors-champ = Hors limites ? Les limites peuvent aussi bien être dépassées à l’intérieur du cadre même, celui de la photographie – à l’instar de cet autoportrait de Robert Mapplethorpe qui fit scandale à son époque et que Guillaume Leingre ravive dans LIVE #2 –, comme celui que constitue l’espace d’intervention. À propos de limites, shooter – avec une arme et non un appareil photo – les enfants flingueurs immortalisés par William Klein à New York en 1952 n’aura pas été permis au Point éphémère… Des actionnistes viennois à Gina Pane en passant par Chris Burden – et notamment son célèbre Shoot (1971) où, en public, il se fit tirer une balle dans le bras – le corps a largement été mis à mal dans la performance en général, et le Body Art en particulier. Ici, il l’aura été par photographie interposée, “pour la beauté du geste” : celui de Mapplethorpe lacéré à coups de fouet, jusqu’à sa totale mise en pièces ; celui de la femme noire scarifiée entaillée par la disqueuse.



Sans jouer la carte de la provocation gratuite, Guillaume Leingre a en revanche joué le jeu du spectacle, parfois destabilisant, qu’est toute performance, avec son lot d’acteurs et de spectateurs. L’entrée en scène de l’acteur principal – physiquement absent de LIVE #1 et escorté de l’artiste Pascal Lièvre dans LIVE #2 – était réglée, ritualisée : Guillaume Leingre descendait l’escalier en métal avant de pénétrer dans l’espace. Une descente pareille à un lever de rideau, mouvement et signal déclencheur du début de l’action fondée sur le(s) geste(s), et non sur la parole. Pas un mot, alors que l’on assiste depuis quelques temps à un retour de la parole dans l’art. Les acteurs vivants de ce “théâtre sans théâtre”, s’ils pouvaient, par la manipulation d’instruments divers, générer des bruits plus ou moins violents, partageaient avec la photographie, cet autre acteur – le premier, statique, mort mais rendu vivant au moyen de l’action –, une forme manifeste de mutisme. Ainsi, aucune espèce d’interactivité avec le public, assistant, témoin, n’a été mise en œuvre dans LIVE si ce n’est à travers le (dé)placement des différents acteurs, conditionnant le (dé)placement des spectateurs à leur tour, intégrés dans la zone d’action – à l’exception de LIVE #1, durant lequel ils étaient littéralement mis à l’écart, hors-champ –, les gestes des acteurs induisant de manière tacite des frontières invisibles entre les deux “camps”.


Mais parmi tous ces personnages, n’oublions pas les objets et autres outils utilisés au cours de ces actions, et achevant d’ancrer ces dernières dans une économie et un ton remarquables. En dépit de sa logique dématérialisante, la performance peut incorporer des objets dont l’usage, détourné, devient artistique, et pouvant eux-mêmes faire œuvres (2). LIVE va à l’encontre de l’aura fétichiste de l’objet et de l’œuvre d’art (3). Aucune des images utilisées, trouvées pour la plupart, ne jouissaient du statut d’œuvres, exceptée la photo de Mapplethorpe qui est d’ailleurs violemment détruite par l’artiste. Quant aux objets à part entière manipulés au cours des performances – raquette et balle de tennis (LIVE #1), fouet (LIVE #2), disqueuse (LIVE #3), échafaudage, racloir et échelle (LIVE #5) : des objets non nobles, bruts voire brutaux et/ou bruitistes, inscrits dans divers registres et esthétiques, du sport au chantier en passant par le “dressage”, ici à connotation sado-masochiste.



S’il a eu recours à des éléments externes, Guillaume Leingre a aussi opéré avec les “moyens du bord”: sa main (LIVE #4) qu’il posa pendant une minute sur une photographie représentant un moulage de main en plâtre, engageant ainsi directement une partie de son propre corps. Mais aussi la lumière naturelle (LIVE #5) qui, sur un mode minimaliste, est symboliquement venue clore le cycle LIVE en bleutant progressivement des lés de papier photo vierges dispersés sur les murs. Enfin, les éléments intrinsèques au lieu lui-même ont été mis à contribution, comme les murs et l’escalier plus haut évoqués, ainsi que les rideaux de fer servant à obstruer les baies vitrées de l’espace, baissés puis relevés pour y faire pénétrer la lumière dans LIVE #5.


L’ “appareil” de LIVE révèle cette “pauvreté” annoncée dès le début de ce texte, laquelle ne vient en rien contredire, mais au contraire amplifie, la teneur et la tenue conceptuelles, formelles et critiques d’un projet littéralement accompli. Si dire c’est faire, faire c’est dire. Guillaume Leingre, avec peu, a fait beaucoup et, bien que sans voix, ne nous en a pas dit moins sur l’art et ses moyens.



(1) L
e sol est également paré lors du LIVE #4, recouvert d’une moquette noire retroussée au pied des murs.
(2) Au sujet des objets de la performance, on pourra signaler l’exposition “Faire des choses avec des mots” ayant réuni les figures de Guy de Cointet, Mike Kelley, Paul McCarthy et Catherine Sullivan au Crac Languedoc-Roussillon à Sète, en 2007. Et, dans un registre plus mutique, l’exposition d’Éric Mangion et Marie de Brugerolle “Ne pas jouer avec les choses mortes”, présentée à la Villa Arson en 2008 et montrant, tels des reliques, des objets utilisés lors de performances.
(3) Si les murs fonctionnent, à l’instar de la photographie, comme un “certificat de présence” (Barthes), attestant l’existence de chaque performance, voire comme une installation “post-performative” à part entière, leur très courte durée de vie en l’état abolit toute tentative de réification à leur égard et en contrarie la pérennité.

Texte publié dans le catalogue "LIVE", Point éphémère, 2010.

http://leingre.free.fr/live.html#

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