13 mars 2009

Son et lumière


«Décélération» : le titre de l’exposition de Dominique Blais à la Galerie Edouard Manet donne le ton, et le rythme. Une invitation à la contemplation
visuelle et auditive d’une œuvre sensible qui combine arts plastiques et sonores et joue avec subtilité sur les seuils de la perception.













Pour sa première exposition personnelle dans un centre d’art, Dominique Blais, né en 1974, ne s’est pas laissé emporter par l’envergure de l’événement en voulant en faire trop. À l’image de nombre de ses œuvres, cette exposition, intitulée « Décélération », est remarquable de retenue et de sensibilité. Et il s’agit bel et bien des plus précieux de nos sens, la vue et l’ouïe, qu’elle s’applique ici à canaliser, à ralentir, à apaiser aussi.
Regarder et écouter, c’est précisément ce à quoi nous incite la première œuvre présentée dans l’exposition : Transposition (Variations) est une vidéo de 26 minutes construite sur une succession de plans séquences montrant le trompettiste canadien Gordon Allen se livrer à une improvisation musicale. Ainsi explicitement donné à voir par ces images, le son s’en trouve toutefois physiquement dissocié du fait qu’il émane en réalité, de façon simultanée, de structures tubulaires suspendues au dessus de trois « îlots » circulaires sur lesquels les visiteurs, baignant dans l’obscurité ambiante, sont invités à venir se (re)poser, écouter et/ou regarder. Une attention particulière est requise tant l’image, comme le son – parfois réduit à un simple souffle –, se révèlent ténus, respectivement inondée d’ombre et parsemé de silences.

Cette vidéo et le dispositif qui l’accompagne semblent conditionner en partie notre perception de l’installation suivante (Les Disques, 2008), laquelle, dans une seconde salle, orchestre le ballet hypnotique d’une douzaine de cymbales moulées en grès d’Irak. Pendues à des fils d’acier reliés à de petits moteurs rotatifs fixés au plafond, les cymbales, effleurant le sol, tournoient lentement sur elles-mêmes et créent par leur frottement mutuel, bien loin du claquement énergique et tonitruant qui caractérise habituellement cet instrument de percussion, une bande son sourde et abstraite. La relative violence qu’implique l’utilisation de l’instrument est ici niée du fait du dispositif mis en place et du matériau utilisé, dont la fragilité exclut le recours à toute brutalité, alors synonyme de destruction. Douceur et lenteur se conjuguent ici pour diffuser une quiétude que ne se risquent pas à venir perturber les œuvres visibles – et inaudibles – dans la troisième et dernière salle de l’exposition.

Transmission (2008) est constituée de deux baies de sonorisation reliées entre elles par une centaine de câbles longs de plusieurs mètres venant en quelque sorte compenser, par leur matérialité invasive et chaotique, l’immatérialité d’un son qui plus est absent. En effet, si la présence d’un contenu sonore ne fait ici aucun doute – l’appareil émetteur indique la lecture d’un CD tandis que l’appareil récepteur signale les modulations sonores au moyen de diodes lumineuses en mouvement –, celui-ci est tu, étouffé, réduit à un simple flux symboliquement spatialisé par les câbles, matériau que l’on pourrait qualifier de fil conducteur de l’œuvre de Dominique Blais tant il s’y trouve présent. Posé sur un coffrage blanc greffé à l’un des murs de l’espace, c’est précisément un câble électrique, dont une section est constituée d’un néon éclairant à lui seul toute la pièce, qui compose cette œuvre issue de la série «Les Cordes», initiée en 2007.« Libérant » métaphoriquement l’énergie électrique contenue dans le câble au moyen du néon lumineux, elle s’impose comme un contrepoint visuel à l’œuvre qu’elle côtoie – Transmission – qui au contraire, « emprisonne » le son.

Le parcours conçu par Dominique Blais dans cette exposition soulevant l’évocation en creux de la musique, récurrente dans sa démarche, met en évidence un double mouvement articulé autour des problématiques sensorielles qui habitent son œuvre : de Transposition (Variations) à Transmission – en passant par Les Disques et Les Cordes – le son s’exténue, jusqu’à disparaître, alors que la luminosité artificielle croît. Une progression en douceur qui, à l’image du fader, cet outil permettant de contrôler le volume d’une piste audio et d’éviter ainsi les à-coups brutaux et autres accélérations déroutantes, impose un rythme qui va à l’encontre de celui dicté aujourd’hui par une société dont les dérèglements proviennent tant de sa désynchronisation que de son obsession de (donner à) vivre le monde en temps réel. La «décélération» de Dominique Blais déploie un univers en son et lumière épargné par la dérive spectaculaire qui gagne de plus en plus de terrain dans le champ des arts plastiques. Du ralentissement comme montée en puissance…

Texte publié sur le site de Mouvement:
http://www.mouvement.fr/site.php?rub=2&id=61be20aad889236b

Lien vers le site de l'artiste:
http://www.dominiqueblais.tk/

Crédits photographiques:
Transposition (Variations), 2008
Les disques, 2008
Transmission, 2008
Sans titre (Les cordes), 2008
Courtesy Galerie Xippas, Paris
© Emba Manet / Photo : Laurent Lecat

4 mars 2009

La Marge d'errance


À l’occasion de la parution de ses deux recueils de photographies, Alphabet Truck et Twentysix Abandoned Gasoline Stations, Éric Tabuchi présentait l’exposition «K concret» à la Galerie Florence Loewy jusqu’au 5 décembre dernier. Des photographies extraites de ses multiples séries y cotoyaient de menus objets et autres écritures en trois dimensions: autant de signes d’un langage codé révélant en filigrane l’histoire personnelle de l’artiste, errant dans un
entre-deux identitaire et culturel.

Gamin, languissant d’ennui ou trépignant d’impatience sur la banquette arrière d’une auto filant sur la route des vacances, on s’est tous inventé des distractions pour faire passer le temps: trouver le département correspondant à telle plaque d’immatriculation, vociférer au premier véhicule rouge aperçu ou dénicher dans le paysage un élément commençant par la lettre b. Au volant de sa voiture, Éric Tabuchi a eu une autre idée : recomposer l’alphabet en photographiant l’arrière de camions de marchandise affublé d’une lettre logotypée. Une entreprise certes ludique en apparence, mais non moins fastidieuse : quelques milliers de kilomètres parcourus durant ces quatre dernières années auront été nécessaires pour aller, dans le désordre bien entendu, du point A au point Z, et finalement constituer les 26 éléments d’un premier Alphabet Truck paru dernièrement, une seconde édition étant d’ores et déjà au programme. Quatre ans à coller au Q des camions sans états d’âme, avant de finir par tomber dessus…

S’il est finalement venu à bout de l’alphabet, il n’a pas eu besoin d’aller au bout du monde – et encore moins jusqu’aux Etats(-Unis) d’Amérique, à l’instar de ses «pères»: John Baldessari , Ed Rusha ou Stephen Shore – pour réaliser ses différentes séries photographiques en extérieur jour, à l’écart des villes, «dans un périmètre de 250 kilomètres autour de Paris» avoue-t-il même. Peuplées d’architectures incongrues, de monuments improbables, de figures in progress ou déjà ruinées, et autres situations frôlant l’absurde avec non-lieux et terrains vagues pour toile de fond, ces séries, conçues comme de véritables collections, se caractérisent notamment par l’absence manifeste de toute présence humaine. Une manière détournée de parler de l’homme, lequel, à un moment donné, sera intervenu dans ces divers «chantiers», que ce soit sur le plan de la conception, du simple assemblage ou de la construction, de l’abandon voire de la destruction.

Parler. Car c’est à un ensemble de dialectes que l’œuvre d’Éric Tabuchi nous confronte.

Si l’Alphabet Truck constitue une typographie en bonne et due forme – quoique fortement dépareillée, apparaissant comme un contrepoint à une uniformisation généralisée – après que ses éléments mobiles et dispersés ont été figés et rassemblés par les soins de leur «traqueur» appareillé et motorisé, d’autres alphabets, cette fois dépourvus de lettres, ont vu le jour et ponctuent çà et là un langage codé qu’il nous reste à déchiffrer. Allant de pair avec l’Alphabet Truck et figurant ainsi les possibles vestiges d’un road trip dont elles seraient les étapes, les Twentysix Abandoned Gasoline Stations – remake désenchanté des Twentysix Gasoline Stations glanées par Ed Rusha sur la mythique Road 66 en 1963 – révèlent cet état d’entre-deux qui parcourt toute l’œuvre, et l’histoire, de l’artiste, né en France d’une mère danoise et d’un père japonais.

Une identité prise entre deux feux culturels pour le moins distincts, que l’artiste emprunte à double sens.

Plusieurs pièces ou dispositifs étaient d’ailleurs visibles à la Galerie Florence Loewy, auxquels la tautologie prête sa redondance: au moyen des lettres de son Alphabet Truck, l’artiste écrit Crossroad (croisement, carrefour) tout en formant une croix; le mot Frame (encadrement) est constitué de papier blanc encadré sous verre suivant les formes des lettres qui le composent; Slice of Life (tranche de vie) est conçu comme une écriture en volume, découpée dans la matière de sorte à occuper un coin de table, entre autres occurrences. L’artiste superpose ainsi signifiant et signifié, fond et forme, de même que son identité semble, au lieu d’être tiraillée entre deux pôles, cumuler deux pays, deux cultures, ce que pourrait symboliser l’une de ses micro sculptures arborant une forme circulaire dont le motif provient de la fusion des drapeaux danois et japonais, tous deux rouge et blanc.

La France serait-elle le résultat de cette insolite addition ? C’est scientifiquement peu concevable, mais dans les faits, Éric Tabuchi a opté pour ce territoire qu’il n’a de cesse de baliser en le parcourant avec les yeux d’un étranger en son pays, d’un éternel gamin curieux de tous les possibles qu’offre le réel, pour peu qu’on sache le regarder. Attentif aux formes et figures préexistantes qui l’entourent et l’attirent, il réactive en la déplaçant la fameuse formule duchampienne – « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux » –, souvent paraphrasée – « C’est le regardeur qui fait l’œuvre ». Le regardeur étant ici, en amont, l’artiste, auquel on prête communément la capacité, sinon la «mission», de voir autrement et de donner à voir ce qui nous est invisible. En tant que découvreur et instigateur de ready made, Éric Tabuchi érige ainsi en tant qu’œuvre d’art, par photographie interposée, ce qui a priori ne relève en rien de ce statut.

Image fixe, la photographie intègre ici le mouvement dans sa dimension cachée – les déplacements, virées et autres sorties de route nécessaires à l’entreprise de l’artiste. Cet hors-champ itinérant nimbé de mystère et de fantasme, qui constitue la partie immergée de l’iceberg, tend à infléchir le caractère à peine documentaire et «objectif» provenant notamment de l’aspect sériel de la manœuvre, qu’incarne de façon paroxystique l’immense œuvre des Becher. À l’instar de la série des Formes du repos d’un Raphaël Zarka, temps et mouvement s’inscrivent en creux dans les photographies d’Éric Tabuchi – les séries Alphabet Truck et Mobile Home entretiennent ici un rapport plus direct avec la notion de mouvement –, et constituent les traits de caractère d’une œuvre processuelle qui nous fait voir du pays en même temps qu’elle dessine en pointillés une cartographie intimiste d’un de ses fervents arpenteurs.

http://www.erictabuchi.fr


Texte publié dans le dernier Particules (n°23 février-mars), disponible dans toutes les bonnes galeries...

Photos:
Vues de l'exposition «K concret», Galerie Florence Loewy, 2008. Courtesy Galerie Florence Loewy / Éric Tabuchi.