24 décembre 2008

Artefactory

Prolongée jusqu’au 25 janvier 2009, l’exposition «Massive Centrale», présentée depuis cet été au Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière, signe la lumineuse réapparition de l’artiste Hubert Duprat.

Pouvait-il être meilleur endroit que le Centre international d’art et du paysage de Vassivière pour accueillir la premre exposition monographique d’Hubert Duprat au sein d’une institution française depuis dix ans ? Spécifiquement construite en 1991 pour le projet du Centre d’art, la bâtisse conçue par l’architecte italien Aldo Rossi, composée de deux éléments distincts – un long bâtiment en forme d’acqueduc et un phare –, siège à 700 mètres d’altitude, au beau milieu d’un lac de 1000 hectares. Soit la possibilité d’un centre d’art, sur une île, née de la mise en eau de Vassivière en décembre 1949, après construction d’un barrage: quelques maisons ont été noyées, flottant aujourd’hui dans l’imaginaire du lieu, et l’île, d’une superficie de 70 hectares que recouvre une forêt abritant le Parc de sculptures rattaché au Centre, a émergé, artefact plus vrai que nature. Or la relation dialogique entre ces deux vents contraires que sont la nature et l’artifice constitue l’un des éléments fondamentaux de l’œuvre d’Hubert Duprat depuis ses débuts dans les années 1980. De même que l’île ne cache pas son barrage – que la bâtisse même du Centre d’art, dans l’une de ses salles, encadre au moyen d’une minuscule lucarne montrant cet élément qui en constitue en quelque sorte l’origine –, Duprat met un point d’honneur à révéler les secrets de fabrication de ses œuvres en laissant soigneusement apparaître les traces des manœuvres qui les ont engendrées, sans pour autant en désamorcer la dimension bien souvent prodigieuse. L’on pourrait même pousser l'analogie qui existe entre l’œuvre de Duprat et le lieu de sa réapparition jusqu’à apprécier le caractère particulièrement insulaire de l’artiste lui-même.

Vivant dans le sud de la France, au (grand) large des terres parisiennes de l’art, Hubert Duprat, né en 1957, enseignant, cultive depuis longtemps, à la manière d’un Maurice Blanchot , un sens aigu de la discrétion, à l’extrême limite de la disparition. À l’écart, il n’en demeure pas moins un artiste à part entière dont la rareté n’a de cesse d’accroître la valeur, et dont la lenteur et la relative invisibilité pourraient évoquer celles du processus naturel de sédimentation. À rebours d'un mainstream artistique, Duprat, et cette exposition le prouve, semble pourtant affectionner ce qui brille… Mais c’est empreinte de cette magie de l’alchimie propre à la création que son œuvre sait attirer l’œil. «Changer la boue en or», c’est presque littéralement ce que fit l’artiste dès les années 1980 dans un projet dont le succès mérité allait occulter quelque peu le reste de sa production: aux matériaux naturels d’usage servant aux phryganes, les larves aquatiques de Trichoptères, à confectionner leur cocon, il substitua des paillettes d’or, de turquoise et autres pierres précieuses devenues la nouvelle et reluisante matière de leur fourreau.
Si les œuvres de Duprat, pourtant volontiers minimalistes, nous en mettent ici plein les yeux, c’est que les matériaux qui les composent jouent avec les rais de lumière naturelle s’immiscant à l’intérieur du lieu, introduisant ainsi une
dimension cinétique – puisque la lumière apparaît, se déplace et disparaît – en même temps qu’une certaine temporalité au sein d’un ensemble d’œuvres que caractérise l’immobilité dans l’espace comme dans le temps. Autour des œuvres de Duprat, on tourne, comme on fait le tour d’une île, se demandant en premier lieu par quelle rive choisira-t-on de les aborder. Des matériaux les plus précieux comme de ceux les plus humbles, industriels ou naturels, l’artiste a largement fait l’expérience à travers son œuvre. Ce sont les minéraux qui constituent ici la matière première, voire primitive, de ses pièces, exception faite de l’imposant bloc de pâte à modeler blanc et informe obstruant une partie de la perspective de la nef du centre d’art. Les structures minérales deviennent alors les pierres d’édifices plus ou moins complexes dont l’artiste, en architecte, a, comme à son habitude, délégué la confection à des mains expertes, dans une même volonté de distanciation par rapport au savoir-faire et de son développement. Du simple tas composé de plusieurs tonnes de magnétite naturellement aimantée à la tour de calcite optique, un minéral très pur ayant la particularité de diffracter la lumière en deux rayons, en passant par un cylindre réalisé en pyrite, pierre qui se caractérise notamment par la forme parallélépipédique de ses cristaux et la production d’acide sulfurique, les formes se suivent et ne se ressemblent pas.













Entre objets, sculptures et micro architectures, ces constructions révèlent une pratique fondamentale de l’art de Duprat qui réside dans l’assemblage. Une autre œuvre, posée au sol et évoquant quelque structure diamantaire, consiste en un bloc de plâtre anguleux truffé de cônes de laiton dont le sectionnement aléatoire généré par la découpe de la matière crée une multitude de formes géométriques. C’est là une autre technique à laquelle l’artiste a recours depuis fort longtemps, à savoir l’incrustation, à l’œuvre notamment dans la série «Marqueterie» (1986-1988), un
ensemble de plaques de contreplaqué peint et serti variablement d’ébène, de nacre ou bien encore d’écailles de tortue. On pourrait citer aussi à cet égard la somptueuse série «Coupé-Cloué» (1991-1994), tronçons de bois recouverts de milliers de clous en laiton, ou bien l’œuvre Sans titre, réalisée en 1992, un mur de plâtre littéralement mitraillé de balles en plomb, fichées dans la masse.

Cette dernière pièce révèle une certaine dualité opérant dans plusieurs œuvres de Duprat entre poésie et violence, à l’instar de la série des «Cassé-Collé» (1991-1994) consistant en un ensemble de blocs de pierre mis en pièces puis grossièrement reconstitués jusqu’à recouvrer leur forme d’origine. La séparation, sinon la destruction, et la (re)composition sont des procédés inhérents à l’œuvre complexe de l’artiste. C’est peut être davantage à une décomposition que l’on songe à la découverte de l’œuvre qu’accueille la salle des études: si les sept formes cylindriques en résine, variablement courbées et posées au sol en équilibre, évoquent dans un premier temps par leurs extrémités métalliques dentelées et leur apparente flexibilité autant de churros démesurés, leur blancheur et leur disposition en enfilade renvoient à un ensemble d’ossements non identifiés qui pourrait trôner dans quelque musée de sciences naturelles, auxquelles n’est pas étrangère l’œuvre de l’artiste…













Duprat, qui à ses débuts réalisa une importante série de photos prises au sténopé intitulée L’Atelier ou la montée des
images (1983-1985), achève le parcours de son exposition en décidant – ironiquement? – de nous faire lever les yeux au ciel, comme pour renverser le regard… Dans l’ultime salle de la bâtisse principale du centre d’art, un faux plafond a été recouvert de mica noir sur toute sa surface, le recouvrement étant une autre des techniques de prédilection de l’artiste. Une évocation explicite à une voûte constituée de plaques de miroirs cernées de plâtre – ici remplacé par de la pâte à modeler blanche où viennent s’imprimer des traces de doigts – réalisée au château de Stupinigi près de Turin par l’architecte Filippo Juvarra, qui vient souligner un certain penchant naturel chez Duprat pour le baroque.

Mais c’est à l’intérieur du phare, qui s’érige et signale l’île et son Centre en même temps qu’il offre un point de vue imparable sur le milieu qui l’entoure, que culmine l’acmé de l’exposition «Massive Centrale»: faite de l’assemblage de milliers de tronçons de tubes de PVC de taille variable, une voûte alvéolaire, dont la circonférence épouse parfaitement les courbes de l’édifice, s’élève à quelques mètres au dessus de notre tête. Monumentale et légère, variablement opaque et transparente, cette surface, criblée de bulles, filtre la lumière zénithale provenant du sommet du phare, feignant de nous immerger dans une eau néanmoins respirable.












À la lumière de cette œuvre magistrale, Hubert Duprat nous rappelle sans nulle grandiloquence, privilégiant l’éblouissant au clinquant, que le grand art est, avant toute chose, affaire de temps. Celui de la réflexion, de la patience, de la maturation et de la construction. En cette «hétérotopie» qu’incarne tant par sa topographie que par sa spécificité le Centre d’art et du paysage de l’île de Vassivière, son œuvre résonne. Comme si, de par son artificielle nature, le lieu, mué en une véritable fabrique d’artefacts, avait lui-même engendré, d’après les plans de l’artiste bâtisseur, les précieuses pierres dont il constitue l’écrin…

Article publié dans le dernier n° de Particules, disponible dans toutes les bonnes galeries...

Lien:
Centre international d'art et du paysage de l'île de Vassivière

2 décembre 2008

La critique à la dérive


La critique a beaucoup
fait parler d'elle ces derniers temps. Le débat, qui est loin d'être nouveau et continue de porter sur la définition de la critique et ses missions éventuelles, s'inquiète surtout depuis un certain nombre d'années de savoir où elle est passée...













Pas évident de parler de la critique lorsque l'on est soi même impliqué dans cette discipline, si tant est qu'elle en soit véritablement une et que les activités auxquelles elle se réfère méritent cette appellation qui, par sa
tendance à échapper à toute définition définitive, pose question et va même jusqu'à provoquer certains cas de conscience...
À partir de quand est-il légitime de se qualifier de "critique d'art" ? Si elles se révèlent nécessaires, les activités menées, renvoyant à différents régimes de textes (articles, textes descriptifs et/ou analytiques, notices...) et supports et/ou commanditaires (catalogues d'exposition, monographies d'artistes, journaux, magazines et revues spécialisés ou généralistes, lieux d'art, et même blogs...), suffisent-elles à s'arroger le droit de se présenter et ainsi de se définir comme tel ?

Si l'on peut considérer que la critique d'art consiste littéralement à écrire sur l'art ou plus largement à le commenter, cette notion floue semble malgré tout charrier un ensemble de critères – références, argumentaire, ... – rendant l'exercice plus complexe et exigeant qu'il n'y paraitrait au premier abord. Je me répétrai en disant que, si la critique est forcément subjective, elle doit à mon sens s'accompagner d'une certaine distanciation de quelque avis ou intérêts strictement personnels pour, au contraire, mettre en valeur son sujet. Cela n'exclut pas obligatoirement l'usage du "je" mais ce dernier a tout intérêt à jouer en mode mineur. Un "je" en sourdine, un moi enseveli sous l'écriture qui se laisse à peine deviner quand bien même l'opinion d'un auteur peut se révéler limpide
à travers un texte.

Aux mauvaises langues, vite stigmatisées, voire bannies, on – la presse d'une façon générale – préfèrera le plus souvent des langues caressantes, lécheuses, lisses, dépourvues de toute écart verbal. Il ne s'agit pas d'aplanir ses propos pour les rendre passe partout et espérer ainsi les refourguer plus facilement. S'il ne s'agit pas non plus de monter au créneau à tout va, afficher à bon escient un certain esprit critique est a priori ce que l'on attend de celui qui, en positif ou en négatif, est censé prendre position, faire des choix, ce qui de façon plus ou moins explicite implique une part inévitable d'exclusion.

De la même façon que le pouvoir et ses relais, médiatique notamment, tendent à phagocyter les esprits rebelles – les "gens" ont bien trop de préoccupations (à la fois en terme de soucis et de choses à faire et à penser) pour songer à quelque révolution manifeste quelle qu'elle soit –, la précarité qui prévaut dans le champ de la critique – les places sont rares et chères et les textes généralement mal payés, ce qui laisse à penser à juste titre que vivre de la critique d'art relève du défi ! – incite ceux qui ne jouissent pas d'une autorité suffisante dans ce domaine à rester dans le troupeau — ce que n'hésitent pas non plus à faire un certain nombre de "personnalités" en place dans ce même domaine –, de peur de payer leur liberté au prix fort en devenant des brebis galeuses...

Aussi, en critique comme ailleurs, l'autocensure est bien souvent de mise. On en pense pas moins, mais moins on en dit mieux c'est, moins on fait de vagues plus on a de chance de garder la tête hors de l'eau.
Cette théorie est loin d'être un mythe, et la crainte qu'elle suscite fait progressivement son œuvre et assène les contraintes.
Peut-être est-il préférable,
quitte à goûter au plaisir solitaire de la dérive, de se laisser voguer sur ses propres flots, poussé par un vent de liberté, plutôt que de surfer sur un mainstream idéologique qui menace de nous assécher pour mieux nous couler (dans la masse).

* Voir entre autres sur ce blog : ici et .
Voir aussi quelques posts récents sur le blog de Magali Lesauvage.
Et surtout lire le dossier "La critique est morte? Vive la critique!" dans Mouvement (n° 49), l'article de Gaël Charbau, "Est-il interdit de juger dans le milieu de l'art?" dans Particules (n° 21).

Image:
Réplique, de Bertrand Lamarche. Installation visible à l'occasion de l'exposition personnelle de l'artiste, "The Funnel", présentée au Centre d'art La Galerie à Noisy-Le-Sec du 6 décembre au 7 février.