29 avril 2008

Écoutez, il n'y a rien à voir...

Jusqu’au 22 juin, le Mac/val, Musée d’art contemporain du Val de Marne à Vitry-sur-Seine, accueille «8002 - 9891», nom de code de la première rétrospective de l’artiste français Claude Closky, passé maître en l’art de décrypter notre société contemporaine.

Si le seul titre de son exposition ne suffit pas à deviner ce que Claude Closky nous réserve au Mac/val, il constitue toutefois un sérieux indice quant à la propension de l’artiste à inverser le cours logique des choses. «8002 - 9891»: lisez, de droite à gauche, «1989 - 2008».
Depuis près de vingt ans de production artistique – œuvres sur papier, peintures, vidéos, collages, livres, sites internet, installations interactives, etc. –, le plasticien Claude Closky décortique la société d’information et de communication dont il s’approprie les mécanismes pour mieux les désarmer. C’était déjà, dans la seconde moitié des années 80, à une contestation de l’hégémonie communicationnelle incarnée par la publicité que lui et ses Frères Ripoulin (dont Pierre Huyghe) se livraient en plein air, peignant des affiches dont ils recouvraient les murs de Paris ou New York.

Ce qui réjouit aujourd’hui, à l’heure du bilan rétrospectif, c’est que Closky n’est pas tombé dans le piège facile consistant à réduire l’exercice à une simple accumulation d’œuvres-objets, datés, agencés, expliqués. Il est allé au bout de la logique de son œuvre, et à rebours de la logique prévisible de la rétrospective.
On dit bien «aller voir une exposition», mais la formule de rigueur serait plutôt, en l’occurrence, «Ecoutez, il n’y a rien à voir». Sur le seuil de l’espace d’exposition, le visiteur se voit remettre un plan et un casque audio relié à un boîtier. Depuis quand l’audioguide est-il devenu obligatoire ? Depuis qu’il constitue l’exposition que vous êtes venus soi-disant voir… Plongé dans une semi pénombre n’empêchant en rien de constater, avec effroi ou intérêt selon les attentes et principes de chacun, que nulle œuvre n’est ici physiquement présente, voici le visiteur qui vaillamment s’avance, entouré de ses éventuels compatriotes appareillés, dans les 1350 m2 de vide s’offrant à lui. Et c’est alors, après avoir enclenché le boîtier, que le texte, véritable objet, et sujet, de l’exposition, commence à faire son œuvre.
C’est en effet à un laborieux travail de mise en texte, lui-même lu puis enregistré, que Claude Closky a soumis cinquante-quatre de ses pièces réalisées entre 1989 et 2008. Si neuf d’entre elles existaient déjà à l’état sonore dans leur forme originale, les quarante-cinq autres ont fait l’objet d’une transposition, allant plus ou moins de soi.

La place du texte dans le travail de Closky s’avère prépondérante, qu’il soit écrit dans un livre (Mon catalogue, 1999), sur une feuille (Lu et relu au petit-déjeûner, 1989), une affiche (Il n’est pas 15h, 1995), un papier peint (Sans titre (Marabout), 1997), un écran (Hydrastar, 1997), un afficheur électronique (Bla-bla, 1998), ou un site internet (Ok, 2005). La dimension textuelle, et a fortiori conceptuelle, est inhérente à la production de l’artiste qui récupère et recycle la matière débordante que constituent les innombrables discours et messages véhiculés à longueur de temps par les médias et la publicité.
Au vide qui en premier lieu se présente au visiteur qui, pauvre de lui, n’a rien d’autre à se mettre sous les yeux, vient s’opposer l’incommensurable flux de mots diffusé dans ses écouteurs, jusqu’aux simples bruitages, tels que sonneries de portable (GSM, 1997) et jingle télé (Téèfun, 1997-1998), émis pour leur part par des enceintes et résonnant dans tout l’espace. L’effet d’accumulation et d’énumération délibérément adopté par l’artiste dans son travail et dans l’exposition, renvoie à la surproduction d’énoncés caractéristique de nos sociétés contemporaines, qui conduit à terme à une perte de sens: trop de communication tue la communication. A contrario, la démarche de Closky est révélatrice d’une volonté d’aller dans le sens d’un avénement du contenu pour mieux le mettre à nu, le texte de l’œuvre s’étant substitué à l’œuvre elle-même. Ecartée la forme, subsiste le fond qui seul constitue ici l’objet de notre attention. Rien ou presque ne vient parasiter l’écoute de ce qui est à la fois le degré zéro de l’œuvre – il ne s’agit pas là d’un commentaire, d’une explication de l’œuvre mais de ce qui la constitue – et son essence même. La dématérialisation* ici à l’œuvre – bien qu’une certaine matérialité soit recouvrée à travers les multiples voix des lecteurs/énonciateurs –, qui prolonge radicalement l’appauvrissement de l’image récurrent chez l’artiste, contrarie le processus de réification opérant tant dans la société que dans le champ de l’art, l’œuvre y étant bien souvent réduite à l’état d’objet, et partant, de marchandise. En privant nos yeux d’une quelconque utilité – si ce n’est celle de pouvoir se repérer dans l’espace et d’éviter de buter contre un pilier ou un autre visiteur –, Closky, n’ayant pas cédé à la tentation du spectacle, lave notre regard saturé d’images en même temps qu’il nous incite à écouter ce que l’on entend, éveillant ainsi notre vigilance.

Faisant à la fois l’objet d’un «désœuvrement»** et d’une réincarnation, l’œuvre jouit par ailleurs ici d’une relation toute particulière, presque intime, avec le visiteur devenu auditeur qui, bien qu’équipé d’un plan balisant le terrain des titres des œuvres disponibles à l’écoute et figurant d’immatérielles cimaises, n’est pas soumis à un parcours préétabli. Actif, il peut déambuler à sa guise, et décider quand bon lui semble de prolonger ou d’écourter l’écoute de telle ou telle œuvre, d’appuyer sur les touches lecture, avance rapide, retour en arrière ou même stop, au moyen de son simple déplacement dans l’espace, définissant ainsi son propre rythme et son propre itinéraire. Le dispositif intègre une marge de liberté qui n’existait pas, par exemple, dans l’installation Manège, présentée à l’Espace 315 du Centre Pompidou en 2006 dans le cadre du prix Marcel Duchamp: la projection alternative d’images sur seize écrans plats fixés à hauteur d’yeux aux quatre murs de l’espace donnait le tempo au visiteur, ainsi baladé d’un écran à l’autre, ou, s’il était placé au centre de la salle, contraint à une rotation sur lui-même.

Aussi n’existe-t-il pas à proprement parler d’ordre de visite dans l’exposition présentée au Mac/val. Et pourtant, l’ordre, le classement, voire la hiérarchisation, sont des éléments fondamentaux de l’œuvre de Closky, fervent amateur de séries, suites et autres listes en tous genres, le plus souvent anecdotiques (Tout ce que je peux faire, 1992; P.I.N., 2002; Mes 20 minutes préférées, 1993), dérisoires et vaines (Notes classées par ordre alphabétique, 1989; De 1 à 1000 euros, 2002; 3415 Vendredis 13, 1992; Dix tentatives de multiplier 2 par 4, 1993), voire absurdes (Love and Fear, 2007; Ok, 2005; Tagada et turlututu, 1991).

L’accumulation et la répétition, procédés récurrents utilisés par l’artiste, encore renforcés par le principe de la bande son, mettent en relief la fonction phatique du langage qu’accentue sa décontextualisation (Hello and Goodbye, 2000; Salut, 2000; Bla-Bla, 1998), et la dimension prédictive (Prédictions, 1996) et injonctive (1000 choses à faire, 1993-1997; Call now, 1995-2005; Pellicules ?, 1995; You want You have, 2004) des messages notamment véhiculés par la publicité, dont l’intention à peine voilée consiste, plus qu’à répondre à des besoins, à en créer de nouveaux en vue de susciter une permanente insatisfaction génératrice de consommation.

Le pari réussi de Claude Closky pour sa première rétrospective est de donner à entendre son œuvre – dans les deux sens du verbe – sans la donner à voir, alors que sa dimension sonore se révèle mineure. Le dispositif choisi, dépourvu de tout édulcorant visuel, délivre l’essence même de sa démarche qui consiste précisément à révéler la nature édulcorée, décorative et fourbe des images, mais aussi des signes, récits et discours dont la société nous rebat les yeux et les oreilles. A bon entendeur…

* Déjà opérante à travers les œuvres internet de l'artiste: www.sittes.net/menu/
**Lire le texte de Michel Gauthier, D'un désœuvrement l'autre, publié dans le catalogue de l'exposition.


Photos: A vous de voir...